Face au coût du mal être, l’art de vivre un enjeu politique (P. Viveret)

Face au coût du mal être, l’art de vivre un enjeu politique

Conférence de Patrick Viveret, Festival Camino de la non-violence. Retranscription de Jean Dornac.

(Source : http://www.altermonde-sans-frontiere.com/spip.php?article2394)
(Festival Camino : http://www.acse.info)
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Patrick Viveret

Gilles : Merci à vous d’être si nombreux aujourd’hui. C’est la première conférence de la journée, la première du festival également. Le festival sera officiellement inauguré après les deux premières conférences. Je vous propose d’accueillir, tout de suite, Patrick Viveret et Jean Dornac qui sont ici, tous les deux, pour un petit moment. Vous pourrez poser vos questions à l’issue des conférences, un micro circulera parmi vous.

Je vais tout de suite présenter la conférence de Patrick Viveret. Le thème, c’est « Face au coût du mal être, l’art de vivre un enjeu politique ». Patrick Viveret est philosophe, également conseiller référendaire à la Cour des Comptes. On connaît son implication dans le mouvement altermondialiste. Il est également écrivain. Sa conférence va porter sur les violences économiques, les stratégies d’alternatives de logiques de guerres, qu’elles soient guerrières ou économiques. Je vous laisse en compagnie de Patrick Viveret et de Jean Dornac pour cette première conférence et je vous souhaite un très bon festival. Et puis, j’espère qu’ensemble nous prendrons vivement la mesure, dans cette enclave de non-violence, que la non-violence est supérieure à la violence comme le disait un certain Gandhi... Patrick Viveret, je vous laisse la parole...

Patrick Viveret : Merci ! Evidemment, parler d’art de vivre à l’heure de la sieste, c’est assez contre productif. Je suis absolument désolé d’imposer ça. Mais, si vous avez envie de vous reposer, profitez-en. Et puis, en plus, comme on peut se reposer en musique (Ndlr : réglage de balances pour le concert du soir, à l’extérieur...), je servirai juste de toile de fond sonore...

Pourquoi ce titre « face au coût du mal-être, l’art de vivre un enjeu politique » ? C’est d’abord parce que les coûts du mal-être, il faut l’écrire à la fois « coûts », au sens économique du terme et au sens « coups ». Les conditions de la maltraitance inter-humaines font directement le lien avec les enjeux de ce festival sur la non-violence. Le fil rouge de ce que je vais vous proposer, c’est de montrer ou d’essayer de montrer en quoi la prétendue guerre économique qui nous imposerait comme fatalité d’entretenir sur l’ensemble planétaire des rapports de rivalité et de logiques de guerres économiques, en réalité, n’a pas de causes économiques. Il y a, par contre, des causes culturelles et psychiques qui sont directement liées au mal-être. Et que, si on fait ce renversement d’hypothèse qu’il n’y a pas de causes économiques à la guerre économique que nous vivons, et si les causes sont culturelles et à rechercher du côté des formes de mal-être et de maltraitances, à ce moment-là, évidemment, le changement de perspectives radical du côté du diagnostic entraîne un changement tout aussi radical du point de vue des stratégies transformatrices. Et cela place, à ce moment-là, la réponse à la question du mal-être, et précisément la question de l’art de vivre, comme étant un enjeu stratégique déterminant et qui n’est pas simplement un enjeu personnel, mais qui devient aussi un enjeu collectif, culturel et, au sens fort du terme, un enjeu politique. Ça, c’est le message essentiel, le fil rouge de ce que je veux vous dire. Comme ça, celles et ceux qui maintenant veulent prendre un peu de temps de repos pourront toujours raconter qu’ils étaient là, cet après-midi... (Ndlr : dit avec beaucoup d’humour...)

Alors, pour les autres, j’introduis maintenant des maillons intermédiaires. Pourquoi sommes-nous dans une guerre économique sans causes économiques ? Ça demande quelques explications parce qu’on est tellement dans un bain, pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui nous incite à considérer que non seulement la logique économique est devenue absolument déterminante, mais que cette logique économique, elle est déterminée par une rivalité permanente et que nous sommes condamnés à être dans un choix où, si on est pas « looser », si on est pas « winner », si on n’est pas du côté des gagnants on est du côté des « looser », des perdants. Et que, par conséquent, il faut choisir pour soi-même et pour ses enfants le camp dans lequel on veut être. Et on nous annonce du même coup aussi bien une situation mondiale que personnelle qui est structurée par la logique de guerre. Or, quand on regarde les éléments économiques qui sont censés être à l’appui de cette logique de guerre économique, on se met à avoir des doutes très sérieux.

Le premier doute, il vient du fait que la prétendue guerre économique mondiale, dans laquelle nous serions rentrés, serait directement liée à l’entrée dans une crise économique dont la date est classiquement donnée à la fin 1973 et le début de l’année 74, dès le quadruplement du prix du pétrole. On nous dit : « Voilà on a vécu une espèce de période formidable de prospérité qu’on appelait les « trente glorieuses » et puis, depuis l’entrée dans la crise économique, on est rentré dans les « trente piteuses ». Pourquoi ? Parce que forcément les énergies sont bien plus chères et si l’énergie est plus chère, cela créé des situations de récession économique, donc il n’y a plus autant de richesses qu’il y en avait avant et donc du coup, il faut se faire à l’idée qu’il y a aussi plus de rivalités et on peut le regretter, mais c’est comme ça ! »

Or, quand vous regardez la réalité de la situation, vous vous apercevez d’abord que la crise économique de 1974 elle n’a jamais créé de récession, pas plus à l’échelle mondiale qu’à l’échelle des grands continents. On est, en moyenne, dans des situations où, par exemple, dans des sociétés comme les nôtres, mais c’est encore plus vrai dans d’autres sociétés, on est en moyenne, si je prends les modes de représentation officiels de la richesse, j’aurais l’occasion de l’expliciter par ailleurs mais dans un premier temps je prends les modes officiels, on est en moyenne dans des sociétés qui sont trois fois plus riches aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans les années 60, le cœur des années dites des « trente glorieuses ». Et cette multiplication par trois de la richesse est obtenue avec à peu près un tiers de temps de travail humain en moins ! Donc, l’idée qu’après une période de prospérité, qu’après les vaches grasses nous serions rentrés dans des périodes de vaches maigres, elle est complètement invalidée par les éléments, les chiffres économiques les plus officiels. Deuxièmement, l’idée que la crise de 1973-1974 était une crise économique est tout à fait discutable.

Qu’est-ce qui s’est passé au moment de la crise du pétrole ? C’est pas du tout une crise économique ! Au départ, c’est un problème politique et militaire. C’était la guerre du Kippour et, dans la mesure où la plupart des pays occidentaux soutenaient Israël, c’était le moyen, pour les pays arabes producteurs de pétrole de faire pression sur les Occidentaux pour qu’ils limitent leur soutien à Israël. C’est-à-dire que ça n’a rien à voir, au début, avec un problème économique. C’est la gestion d’un problème politico-militaire. Et quand les économistes donnent une autre date, si on est plus sophistiqué on dit : « Oui, mais il n’y a pas simplement la crise du pétrole, il y a en 1971 la déconnection de l’or et du dollar, la sortie de ce qu’on appelait à l’époque le système de Breton Wood, où il y avait une stabilité monétaire relative, mais infiniment plus importante qu’aujourd’hui parce que le dollar était gagé sur l’or. En 1971, l’administration américaine, dirigée à l’époque par le regretté Richard Nixon, certains quotidiens le qualifiaient de gouvernant démocratique et humaniste formidable, a décidé de déconnecter le dollar de l’or. Mais, ça, c’est pareil, c’était pas d’abord un problème économique ! C’était de nouveau un problème lié à une logique de guerre, celle du Vietnam. Pourquoi est-ce que les Etats-Unis ont déconnecté le dollar de l’or ? C’est pour une raison simple : C’est que ça permettait de faire payer par le reste du monde la guerre du Vietnam ! Evidemment, tant que le dollar était lié à l’or, comme la guerre du Vietnam coûtait très cher, elle générait de l’inflation et des déficits aux Etats-Unis. Les autres pays, à commencer par la France, c’était l’époque de de Gaulle, ont commencé à dire : « Nous, nos dollars, on va les changer en or ! » Ils demandaient à faire rapatrier la valeur or de leurs réserves de dollars dans leurs propres coffres. Les Etats-Unis se sont rendus compte que leurs réserves d’or étaient en train de fondre : Catastrophe ! La seule façon d’en sortir était de déconnecter le dollar de l’or et donc de rentrer dans ce qu’on a appelé le « système des changes flottants ». Mais l’origine, là encore, n’est absolument pas économique ; l’origine, elle est guerrière ! Et donc, l’idée que la logique de guerre économique serait liée à une crise économique est totalement fausse ! La logique de guerre économique, elle est liée à une logique de guerre tout court ! Et ensuite, on a habillé économiquement cette logique de guerre. Premier élément...

Deuxième élément : Quand vous regardez l’émergence du thème de la guerre économique, c’est pas du tout à partir de 1974 qu’on la voit apparaître. On la voit apparaître beaucoup plus tôt, dès 1965. Donc on est en pleine période de croissance, de prospérité des « trente glorieuses » et, tout d’un coup, le thème de la guerre économique se met à apparaître dans la littérature économique officielle. Qu’est-ce qui se passe, économiquement parlant, au milieu des années 60 et qui va justifier le fait qu’on se mette à parler de guerre économique et qu’on passe du thème d’une compétition dans la croissance ? C’était le thème majeur des années soixante, l’idée d’une guerre économique où, là, il y a des perdants et des gagnants. Et beaucoup des perdants de la guerre économique sont des perdants qui sont condamnés à la rue, voire à la mort physique. Curieusement, ce n’est pas du tout une situation de crise et de rareté économique. Il ne s’est pas passé un effondrement agricole ou industriel en 1965 ! C’est rigoureusement l’inverse ! Le milieu des années soixante, c’est le milieu où on commence à connaître une crise d’abondance sur les grands biens industriels qui tirent la croissance et en particulier l’automobile et l’électro-ménager. Il y a une saturation des grands biens de consommation de l’époque qui tirent la croissance. Et, curieusement, le thème de la guerre économique apparaît non pas dans une situation de rareté, mais dans une situation d’abondance. Alors ça, ça nous met sur une piste intéressante qui, contrairement à l’idée reçue véhiculée par la plupart des idéologies économiques dominantes, on n’a pas du tout une situation de crise économique qui serait provoquée par la rareté, mais on a une logique de guerre économique qui, d’un côté, vient d’une logique de guerre tout court, la guerre du Kippour d’une part et la guerre du Vietnam d’autre part et qui, d’autre part, la seule base économique de la crise en question ça n’est pas de la rareté, mais une situation d’abondance, de saturation, de surproduction d’un certain nombre de biens. Si vous raisonnez dans les termes économiques classiques, vous ne comprenez plus rien au film...

Mais il y a un grand économiste qui a ouvert une hypothèse qui mérite tout à fait d’être revisitée, et cet économiste, et non des moindres, puisqu’il s’agit de John Meynard Keynes, qui a pendant longtemps été considéré comme le plus grand économiste du siècle, Keynes dans un livre qu’il a écrit en 1930 et qui s’appelle « Essai sur l’économie et la monnaie » a évoqué une hypothèse tout à fait hétérodoxe qui nous intéresse bougrement, qui est l’hypothèse de ce qu’il a appelé « La dépression nerveuse collective qui saisit les sociétés confrontées à l’abondance ». Ça, ça mérite un arrêt sur image ! Nous sommes en 1930, on est en plein dans la fameuse crise de 29 avec tous les éléments de chômage de masse, de récession, etc, et Keynes écrit ce livre. La première phrase du livre est la suivante : « Nous ne sommes pas, dit-il, dans une crise économique, nous sommes dans une crise de l’économie. » Alors, le « de » change beaucoup de choses. Et il précise sa pensée en disant : « Pendant des siècles, pendant même des millénaires, l’humanité s’est organisée pour lutter contre la pénurie et la rareté, elle a, d’une certaine façon, réussi, grâce à l’économie et aux mutations scientifiques et techniques dans ce projet-là. Donc, normalement, ce devrait être une formidable bonne nouvelle, or, dit Keynes, il suffit de regarder le comportement des classes aisées et oisives pour se dire que si l’ensemble de la société doit adopter le même type de comportement que les classes aisées et oisives, il y a toutes les raisons, dit-il, de s’inquiéter et de considérer que nous allons vers une dépression nerveuse collective. » Pourquoi ? Parce que l’abondance est beaucoup plus difficile à gérer que la rareté. La rareté, elle peut être terrible, mais elle a des hypothèses de luttes, des hypothèses de recherche de solutions qui sont inclues dans le problème lui-même. Je n’ai pas assez pour me nourrir, je cherche de la nourriture ; je n’ai pas assez pour me désaltérer, je cherche des points d’eau. C’est vrai au niveau personnel comme au niveau collectif. Si la rareté, c’est du côté de la liberté, je vis dans une situation d’emprisonnement, je cherche à m’évader, etc. La rareté, elle est gérée par la question du comment on sort de la rareté.

L’abondance, elle, elle est confrontée à la question du pourquoi. Non plus du comment survivre, mais à la question du pourquoi vivre. Question qui est autrement « coton » ! Et quand vous êtes dans une situation d’abondance, abondance de relations, abondance d’informations, pour prendre des exemples vrais même quand on vit des situations de rareté sur le plan matériel ou social classiques, on est tous dans un univers d’abondance du point de vue de l’information comme du point de vue des relations. On voit bien que ce qui caractérise à ce moment-là l’abondance, c’est un sentiment de vertige. Vous connaissez un ouvrage théorique absolument fondamental qui s’appelle « les aventures de Gaston Lagaffe », chez Spirou, et une des bandes dessinées de Gaston Lagaffe exprime très bien le problème du vertige de l’abondance. C’est l’agent Longtarin qui est obsédé par le fait de mettre des contraventions sur les parcmètres à chaque fois qu’une personne a dépassé son temps de stationnement. Gaston Lagaffe et ses copains viennent dire à l’agent Longtarin : « On va vous faciliter la vie ; on a mis des fusées éclairantes qui, dès que le parcmètre à fini son temps... (hésitation puis commentaire de Patrick) enfin, vous me comprenez, là je suis entrain d’avoir du mal, c’est l’heure de la sieste aussi pour moi, bref... C’est toujours lorsqu’on aborde les problèmes les plus théoriques avec Gaston Lagaffe que c’est plus compliqué... enfin, bref, vous avez une fusée éclairante qui démarre de chaque parking. Alors, évidemment, l’agent Longtarin est absolument ravi. Au début, il n’y croit pas et puis, si, ça se vérifie. Au moment où il est en train de mettre une contravention sur un parcmètre dans la rue Dupont, tout d’un coup, il y a une fusée éclairante qui part, à deux rues de là, à la rue Durand. Voyant ça, il se précipite immédiatement et il est en train d’arriver au parcmètre de la rue Durand quand une fusée éclairante rouge part de la rue Martin à dix mètres de là. Immédiatement, il se précipite et au moment où il va arriver, une quatrième jaillit ailleurs. Vous comprenez le système. Le résultat des courses, c’est que ce qui était à l’origine une formidable bonne nouvelle pour l’agent Longtarin se termine très mal puisqu’ils sont obligés d’appeler le SAMU ; il est évidemment dans un état de dépression nerveuse et d’état physique absolument lamentables puisqu’il a été totalement incapable de gérer cette situation d’abondance.

Et donc, c’est là que nous retrouvons l’hypothèse de Keynes, traiter des situations d’abondance, c’est en réalité beaucoup plus difficile que de traiter des situations de rareté. Or, toute la logique économique ne nous a absolument pas préparés à ce type de situation. Puisque la logique économique, en prétendant que le seul vrai problème de l’humanité, c’est la question de la rareté et de la pénurie, laisse entendre que, une fois ce problème réglé, on va rentrer dans une espèce de champ de roses, de paradis terrestre où il n’y aura plus de véritables problèmes. C’est l’inverse qui se passe ! Et, quand on ne se prépare pas culturellement à traiter des questions d’abondance, à ce moment-là, on est effectivement saisis de vertige.

Qu’est-ce qui se passe donc, si je reviens au milieu des années 60, quand l’abondance acquise dans le domaine agricole et industriel se traduit par une saturation des grands biens de consommation ? Au fond, on peut dire qu’il y avait, à ce moment-là, trois grandes hypothèses qui se trouvaient ouvertes pour les sociétés qui étaient rentrées dans l’abondance, parce qu’évidemment, ce n’était qu’une partie de l’humanité qui rentrait dans cette situation-là. Il y avait évidemment une partie considérable de l’humanité qui, elle, restait dans la rareté et la pénurie. Il y avait, en réalité, trois grandes hypothèses.

• La première hypothèse, celle qui était a priori la plus simple, la plus rationnelle et aussi la plus généreuse, aurait été de dire : « Certes, le monde dit « développé », si je mets des guillemets à développé, c’est pour dire qu’on parle-là d’un surdéveloppement de nature matérielle, mais on oublie de dire que la plupart du temps derrière ce développement matériel il y a un formidable sous-développement dans l’ordre affectif, relationnel, éthique, voire spirituel, je ferme la parenthèse, mais en tout cas, la première réponse qui paraissait la plus logique aurait été de dire : « Ecoutez, il y a peut-être un milliard d’êtres humains qui sont maintenant confrontés à une situation d’abondance, à l’époque on était pas six milliards mais un peu moins, mais il y en a encore au moins trois milliards qui, eux, sont confrontés à de la pénurie, à de la rareté. Et, par conséquent, nous allons réinvestir ce supplément de production dans ce qui serait l’équivalent d’un plan mondial Marshall pour aller éradiquer la faim, la misère, la pauvreté, assurer les soins de base, assurer l’accès à l’eau potable pour tous les humains, assurer un logement décent, etc. Ça, c’est la première piste qui aurait paru rationnelle et qui, en quelque sorte, aurait maintenu la question économique classique pour une bonne cinquantaine d’années. Dès lors qu’il s’agissait de réaliser pour six milliards, ou un peu moins à l’époque, le programme de sortie de la pénurie, ben évidemment, il fallait se donner les moyens, des stratégies économiques classiques dans ce sens-là. Cette première piste, elle n’a pas été choisie, il faut bien le reconnaître, par le monde occidental à l’époque. Il n’a pas choisi une logique de coopération, une logique de générosité avec le reste du monde.
• Deuxième piste qui s’est ouverte à l’époque, c’est la piste de type 68. Ce type « 68 » n’était pas propre à la France. La fracture de 1968 est une véritable fracture internationale. Au fond, de ce point de vue-là, du point de vue de l’entrée dans l’ère de l’abondance, on peut décrire 68 en disant : « La richesse, on se la garde, mais, au moins, on va changer en ce qui nous concerne, de modes de vie. On va profiter de sortir de l’obsession de la lutte pour la production avec son cortège de stress, de rivalité, donc on va sortir, comme on l’a dit en France, de la logique métro-boulot-dodo, du simple humain saisit par son statut de consommateur-producteur pour chercher un autre mode de développement qui soit davantage orienté vers une plus grande qualité de vie. » La piste de 68, on peut dire à la fois qu’elle était plus innovante sur le plan culturel et, en même temps, moins généreuse sur le plan social que la première des pistes. Mais il se trouve aussi que cette deuxième piste, assez rapidement, elle a été abandonnée. Toutes les logiques conservatrices qui se sont mis en place dans les années post 68, ont interdit la piste de la mutation culturelle, la piste de la mutation des modes de vie. Donc, du coup, on s’est retrouvés dans une situation où les effets de saturation des grands marchés de consommation étaient bien réels, les effets du coût de surproduction, avec y compris leur cortège de chômage qui commençait, étaient bien réels, où on ne voulait pas jouer la carte d’une stratégie du partage de la richesse à l’échelle mondiale. On n’a pas voulu non plus sortir par le haut, culturellement, du problème.
• Donc, qu’est-ce qui reste ? Il reste la troisième hypothèse, et l’hypothèse correspond à ce que disait Keynes sur la dépression nerveuse collective qui est allée refabriquer artificiellement des conditions de rareté qui permettent de se retrouver culturellement et psychiquement dans un univers de pénurie. Et c’est ça, la logique de guerre économique ! Et quand le thème de la guerre économique commence à apparaître au milieu des années 60, alors qu’on est en pleine prospérité, qu’on est en pleine saturation des grands marchés de l’électro-ménager, de l’automobile etc, c’est, au fond, la justesse de l’hypothèse de Keynes qui se met en place. Et si on croise l’hypothèse de Keynes avec une autre hypothèse, qui a été écrite exactement au même moment, également en 1930, qui est l’hypothèse de Freud d’un malaise de la civilisation, qu’est-ce que dit Freud : « L’un des problèmes majeurs auquel nous allons être confrontés, c’est la montée des pulsions mortifères, qu’il appelle « thanatos » et la nécessité, dit-il, face à ces pulsions mortifères, si on veut éviter qu’elles envahissent l’ensemble, en tout cas, du monde européen, de développer des forces de vie, ce qu’il appelle l’ « éros ». Quand on croise l’hypothèse de Keynes avec celle de Freud, on se dit, rétrospectivement, qu’ils avaient mis le doigt sur la question cruciale de ce qu’était à l’époque la crise des années 30 qui, justement ne doit pas être considérée comme une crise économique, comme le disait Keynes, mais une crise de l’économie. Et du coup, une crise de nature psychique et culturelle collective. Et c’est faute de l’avoir compris que se mettent effectivement en place les logiques de production artificielle de rareté. La seule façon de produire artificiellement de la rareté, quand on est dans un contexte d’abondance, eh bien, c’est la logique de guerre ! On l’a payé très cher avec la seconde guerre mondiale, et d’une certaine façon, nous sommes confrontés à un problème de même nature !

Festival Camino

On pourrait me dire : « Oui, mais après tout, 1930 c’était du capitalisme industriel, aujourd’hui on n’est plus dans la révolution industrielle, on est dans de la révolution informationnelle, on est dans du capitalisme financier, donc la situation est très différente. » La situation est différente, certes, mais au regard de cette hypothèse de la dépression nerveuse collective des sociétés d’abondance, elle est encore beaucoup plus vraie aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1930. Parce que, au moins, dans le capitalisme industriel, vous aviez une base de réalités matérielles qui restait considérable, tandis que lorsque vous êtes dans du capitalisme informationnel, l’essentiel se passe sur le plan de l’image, de la virtualité des signes. Et donc, l’ampleur des dépressions de natures psychiques joue un rôle encore plus déterminant dans du capitalisme informationnel que dans du capitalisme industriel. Aujourd’hui, même le gain de consommation apparemment le plus matériel qui soit, à l’intérieur de ces biens de consommation, par exemple la part du prix dans un bien classique comme l’automobile, ne va représenter du strict point de vue matériel qu’une infime part de l’essentiel du prix du produit, qui va être pour l’essentiel de la matière grise et la plus grosse partie de la matière grise, ça va être de la publicité.

Et qu’est-ce que c’est que la publicité sinon une stratégie qui va jouer sur des désirs et non pas sur des besoins. Donc, quand on est dans l’ordre du désir, on est exactement dans l’ordre des questions qui portent sur la nature du désir et l’éventuel dérèglement du désir. Et un désir qui se dérègle, ça donne soit de la démesure, soit, quand ça rentre dans une logique négative de la dépression. Et quand je prends les chiffres officiels qui sont, aujourd’hui, ceux de la situation mondiale, pour montrer à quel point une hypothèse née dans les années 30 a une très grande actualité, et bien ça permet de dire exactement la même chose. Je prends les chiffres officiels, je ne veux pas chercher les chiffres du Forum Social Mondial de Porto Alegre pour une quelconque raison altermondialiste ; je prends l’OCDE ; je prends la Banque Mondiale ; je prends les Nations Unies. D’un côté, nous dit-on, avec une cinquantaine de milliards de dollars supplémentaires, on pourrait éradiquer la faim, permettre l’accès à l’eau potable pour les six milliards d’êtres humains, assurer les soins de base. Ces cinquante à soixante milliards de dollars supplémentaires, on n’arrive pas à les trouver, nous dit-on. Est-ce pour des raisons de rareté ?... Dès que vous regardez les choses, que ce soit sur le plan technique ou sur le plan monétaire, vous arrivez à la conclusion que c’est faux ! Il est possible de nourrir six milliards d’êtres humains, y compris il est possible de les nourrir sans OGM ; il est possible de permettre à tous les êtres humains d’accéder à l’eau potable ; il est possible d’assurer à tous les êtres humains d’accéder aux soins de base ou à un logement décent. Ce n’est pas un problème de rareté, ni matériel ni technique. Est-ce que c’est un problème de rareté monétaire ? Pas du tout ! D’un côté, c’est cinquante à soixante milliards de dollars supplémentaires annuels qu’on prétend ne pas trouver, de l’autre côté, combien met-on dans des activités qui sont au mieux dans le futile ou l’inutile et très souvent dans le dangereux et le destructeur ? Combien, à votre avis ? Ben, les chiffres sont extrêmement éclairants ! Le rapport entre les cinquante ou soixante milliards de dollars qu’on arrive pas à trouver et la seule publicité est plus d’un rapport de un à dix ! C’était un rapport de un à dix en 98 quand le rapport mondial sur le développement des Nations-Unies a été édité, et à l’époque on cherchait quarante milliards annuels et, rien que la publicité, c’était quatre cent milliards de dollars annuels ; aujourd’hui, l’ensemble du budget de la publicité planétaire, pourrait-on dire, c’est 700 milliards de dollars !

L’économie des stupéfiants, c’est la même chose. L’économie des stupéfiants, c’est aujourd’hui plus de 600 milliards de dollars annuels. Quant à l’armement, c’était 800 milliards de dollars en 98, c’est aujourd’hui 1200 milliards de dollars ! Ça veut dire quoi ? Si vous faites une lecture en termes émotionnels de ce que je viens de dire sur le plan économique ? Qu’est-ce que vous gérez avec un budget d’armement ? Passionnellement, vous gérez de la peur et de la domination, donc en réalité du mal-être et de la maltraitance. Qu’est-ce que vous gérez avec les 600 milliards de l’économie des stupéfiants ? Là, vous gérez du mal-être en direct, la toxicomanie, comme réponse désespérée et illusoire à une situation de mal-être. Et quel est l’essentiel de ce qui se joue dans les 700 milliards de la publicité ? Chacun d’entre nous sait bien que la part d’information proprement dite dans la publicité est devenue totalement dérisoire. Quel est le cœur du processus publicitaire ? Est-ce que vous avez déjà vu des publicités où on voit des gens stressés, dans un environnement de laideur et qui entretiennent des rapports de rivalité entre eux ? Vous en avez vu beaucoup, des publicités comme ça ? Elle devrait normalement répondre aux réalités de notre société. Pas du tout ! Vous voyez des gens souriants, apaisés, dans un environnement de beauté. C’est dire que le cœur de la publicité, d’une grande connaisseuse des passions humaines, c’est d’exploiter le désir fondamental des êtres humains. C’est un désir de développement dans l’ordre de l’être, l’aspiration à la beauté, l’aspiration à l’amitié ou au moins à la paix, l’aspiration à la sérénité, et de détourner ce désir qui est dans l’ordre de l’être dans l’ordre de l’avoir. Si vous voulez aller vers la beauté, vers la sérénité, l’amitié, etc, c’est en achetant tel type de produit que vous allez l’avoir. Donc, l’essentiel des 700 milliards de dollars de la publicité, c’est aussi une gestion du mal-être.

Faites les comptes : Vous avez d’un côté près de 2500 milliards de dépenses annuelles qui sont du côté de la gestion du mal-être et on est incapable de trouver les 60 milliards de dollars supplémentaires qui permettraient d’intervenir directement sur des enjeux vitaux et en tout cas absolument nécessaires. Donc, si on met en place cette hypothèse, ben, évidemment, ça amène à dire que les questions du mal-être sont au cœur du problème du mal-développement mondial et que le problème dit du sous-développement n’est pas du tout un problème que l’on peut traiter de façon linéaire comme s’il y avait des sous-développés ou des moins développés qui, à condition de faire des transfères de technologie, de faire des programmes d’aide, de coopération, etc, permettraient de rattraper le retard de développement. On est au contraire en présence d’une situation où la cause du mal-développement mondial, c’est pour l’essentiel, le sous-développement aggravé du côté des sociétés confrontées à l’abondance, et ce sous-développement, il est de nature affective et spirituelle au sens fort du terme. J’entends le terme spirituel au sens laïque du terme, c’est-à-dire qu’on est autant dans la quête spirituelle quand on est dans des sagesses agnostiques et athées, par exemple, que quand on est dans des traditions spirituelles transcendantes. Et c’est la nature de ce sous-développement-là qui créé des conditions de logiques de guerres économiques qui vont, ensuite, créer artificiellement de la rareté. Et vous pouvez, là je ne le fais pas parce que ça prendrait trop de temps, mais vous pouvez prendre dossier par dossier et faire la démonstration que sur le problème de la faim, sur le problème de l’eau, sur le problème de la santé, etc, on peut à chaque fois faire la même démonstration que ça n’est pas un problème de rareté réelle, c’est un problème de rareté artificielle provoquée.

Et sur la question de la monnaie, il se trouve que c’est une question que, dans le cadre de la mission du secrétariat d’Etat à l’économie solidaire, « reconsidérer la richesse », j’avais été regarder autant que la question des nouveaux indicateurs de la richesse. On a exactement le même phénomène. Vous avez aujourd’hui une situation où il y a une rareté artificielle de monnaie qui est organisée pour les 3 milliards d’êtres humains qui vivent avec moins d’un ou deux dollars par jour et vous avez l’équivalent d’un surcroît artificiel de monnaie pour les nouvelles catégories rentières. Quand vous avez, là encore je cite les chiffres officiels, la fortune de trois personnes, trois personnes !, qui équivaut au revenu national des quarante huit pays les plus pauvres, on est exactement dans une situation de démesure démentielle ! Quand la fortune de 225 personnes, qui peuvent tenir dans une salle comme celle-là, est égale au revenu cumulé de deux milliards et demi d’êtres humains, ça veut dire que vous avez d’un côté une sous-monétarisation qui est artificiellement entretenue par les politiques monétaristes, et vous avez à l’autre bout une surmonétarisation avec des acteurs qui ont un tel degré de fortune, qu’ils sont même incapables de trouver dans l’économie réelle, fut-ce dans l’économie du luxe, les moyens de réinvestir ces fortunes démentielles. Là, on est exactement dans des situations où les phénomènes de mal-être sont de même nature que les phénomènes de toxicomanie. La toxicomanie, elle n’est pas réservée aux drogues dures, ou même à ces drogues beaucoup plus généralisées qu’on connaît bien, que sont le tabac et l’alcool. On peut être dopé à l’argent ! On peut être dopé au pouvoir ! On peut être dopé à la gloire ! Voyez Star Académie ! Et, les effets de la toxicomanie sont toujours les mêmes. Un bref moment de satisfaction ou de soulagement, suivi par un sentiment d’insatisfaction ou de frustration, de déception, et qui exige, du coup, que la dose supplémentaire que l’on va prendre après soit encore plus importante que la précédente et qui s’accompagne du phénomène de l’addiction. Et quel est l’endroit où les phénomènes de toxicomanie, au sens propre comme au sens figuré, sont les plus développés ? Au cœur de l’économie actuelle, c’est l’économie spéculative. Pourquoi les agents de change, sur les marchés de change, sont-ils sous cocaïne en permanence ? Parce que la situation psychologique qui consiste à être en permanence confronté à des gains ou à des pertes fabuleuses en moins de 24 heures, fait un état psychique tel que vous ne pouvez pas tenir si vous n’avez pas l’aide de la drogue. Et les circuits de l’économie financière sont directement connectés sur les circuits de la drogue.

On dit souvent que la maladie du siècle, c’est la psychose maniaco-dépressive. Vous avez des alternances de situations d’euphories, mais d’euphories maladives, d’euphories qui ne correspondent pas à un bien-être réel, et d’états dépressifs. On peut tout à fait faire l’hypothèse que ce n’est pas simplement un problème de nature individuelle. Nous sommes dans des types de sociétés qui sont maniaco-dépressives. Et le cœur des formes maniaco-dépressives, vous les trouvez justement sur les marchés financiers. Quand Alan Greenspan, l’ancien président de la banque fédérale américaine, parlait de l’exubérance irrationnelle des marchés financiers, il mettait le doigt sur les comportements d’euphorie maniaque de ces marchés. Et quand, dans les moments de crack, on dit tout d’un coup : « Mais attendez, c’est absurde, les fondamentaux de l’économie réelle ne justifient pas de tels effondrements boursiers ! », on est exactement dans la phase dépressive. C’est-à-dire à rebours du discours officiel, rassurant, qui prétend présenter les marchés financiers comme des marchés d’arbitrage rationnels. Nous sommes, en réalité, au cœur d’une psychose maniaco-dépressive dont la forme la plus radicale s’exprime dans l’économie spéculative.

Alors, vous comprenez bien que l’hypothèse de Keynes sur la dépression nerveuse collective permet de repenser radicalement la question du mal-développement. Et, là, je l’ai exprimée à l’échelle mondiale, mais on pourrait faire la même démonstration à d’autres échelles de territoire. Ça veut dire, du même coup, que si je prends maintenant le problème par le bout positif, on ne peut répondre à ces causes structurelles qui sont liées au mal-être et à son double, la maltraitance, parce que derrière du mal-être, vous avez des sentiments de frustration, des sentiments de peur, des sentiments d’impuissance, et on sait bien que les logiques de guerre, les logiques de violence, les logiques de maltraitance, elles naissent sur ce terreau-là. A ce moment-là, évidemment, les réponses positives, elles sont à exprimer du côté de l’alternative radicale au mal-être qui est du côté de l’art de vivre. Et cette question que l’on connaît sur le plan personnel, la nouveauté de la situation, c’est que c’est une question à porter sur le plan structurel et sur le plan politique. C’est-à-dire que les conditions structurelles dans lesquelles on va aider les collectivités et les individus à sortir des logiques de toxicomanie, à passer par des moments de sevrage, mais comme dans tout sevrage on sait bien qu’il n’y a de sevrage réussi que s’il y a de la perspective positive, derrière. Et cette perspective positive, elle ne peut qu’être de l’ordre, vous avez écouté Pierre Rabhi il y a deux jours, que de ce qu’il appelle la « sobriété heureuse ». Seule l’énergie émotionnelle qui est liée à la joie de vivre est de nature à faire accepter la phase difficile qui est la phase de la cure de désintoxication.

Et donc, là, la question des stratégies collectives du côté de l’art de vivre, devient un élément tout à fait déterminant. Il y a un réseau international qui a exprimé ça de façon humoristique, qui s’est créé à Québec, au moment d’une grande rencontre internationale de l’économie sociale et solidaire, et qui s’est appelé « réseau des coopérateurs ludiques ». Pourquoi coopérateurs ludiques ? Parce qu’on était peu de temps après le « 11 septembre », et on avait repéré qu’il y avait des éléments communs à la logique Ben Laden et à la logique George Bush. Ces éléments communs, c’est que dans les deux cas, on était dans des logiques guerrières, c’était une évidence, mais aussi dans des logiques puritaines. Je ne sais pas si vous vous souvenez, dans l’analyse transactionnelle, il y a cinq messages qui ont été repérés comme ceux qui nous empoisonnent le plus la vie, c’est : « dépêche-toi », « soit fort », « faits des efforts », « soit parfait » et « faits plaisir », sous entendu, tu n’as pas le droit de te faire plaisir à toi, tu n’as droit de faire plaisir qu’à autrui. Il y a trois messages guerriers et deux messages puritains. Le guerrier modèle puritain, c’est le modèle commun à l’axe Bush - Ben Laden. Et, dans ce réseau, on a dit : « On ne construit pas des alliances alternatives à un modèle guerrier puritain si on reste dans cette logique tout à la fois guerrière et puritaine. » Donc, non seulement, il faut opposer des logiques coopératives aux logiques guerrières, mais il faut opposer des logiques coopératives qui soient tout autant ludiques et festives. Si vous êtes coopérateurs, mais si vous êtes dans la coopération triste, si vous êtes dans la coopération qui lie, à l’avance, un sentiment d’impuissance, de peur, de résignation, etc, vous n’avez pas l’énergie émotionnelle qui permet d’attaquer à sa racine le phénomène guerrier puritain. Et donc, du même coup, il nous faut rompre dans des stratégies positives avec le vieux fond de militantisme sacrificiel qui traverse la plupart des postures alternatives dans l’histoire des mouvements de transformation qui, fondamentalement, regardaient les avant-garde... Regardez le mot même de militant qui a une origine militaire, en latin, c’est le soldat, les logiques de construction des partis d’avant-garde, et tout ça. Ça, c’est de la logique de militantisme sacrificiel.

On ne construit pas des stratégies de sortie de la toxicomanie qui vont, du même coup, vers les conditions d’élaboration de postures de sobriété heureuse, par du militantisme sacrificiel. C’est la logique des coopérateurs ludiques et des coopérateurs festifs plutôt que les logiques qui épousent les formes guerrières et les formes puritaines. Donc, la question de la non-violence, elle est évidemment sans faille dans cette perspective, en tant que c’est une posture d’alternative radicale à la logique guerrière, mais la posture de la non-violence ne prend sa pleine force stratégique que si elle crée en même temps les conditions de réseaux qui s’organisent pour que la coopération soit festive et ludique. Parce que, sinon, la non-violence elle-même, elle restera du côté de ce que Spinoza appelait les « passions tristes ».

Et du même coup, et j’arrête là, parce que je me rends compte que j’ai déjà débordé de mon temps, parce que si ça vous intéresse et pour ceux qui sont encore réveillés, on pourra rentrer dans quelques détails, les postures de ce qu’on pourrait appeler des « politiques de temps de vie », c’est-à-dire tout ce qui fait que depuis l’accompagnement de la naissance jusqu’à l’accompagnement de la mort, on crée des environnements facilitateurs tels que le voyage de vie puisse être vécu comme un voyage pleinement humain. Pleinement humain, ça veut dire que le métier d’être humain, c’est le métier le plus passionnant, mais c’est aussi le plus difficile. Si vous choisissez un univers de tranquillité, il vaut mieux choisir le règne minéral ou à la rigueur le règne végétal, peut-être le règne animal, mais certainement pas le règne humain, si vous voulez couler la vie comme « un long fleuve tranquille ». Donc, c’est le métier le plus passionnant, mais c’est le métier le plus difficile. Le droit humain le plus fondamental, c’est le droit de vivre une vie pleinement humaine, c’est-à-dire de ne pas borner les objectifs à sortir de la misère et à ne pas rester dans la logique de lutte pour la survie, mais à créer des conditions telles que la question de la vie pleine et entière, la vie dans toute son intensité, la capacité de vivre intensément ce bref voyage dans l’univers qui nous est donné, que chaque être humain ait ce droit imprescriptible. Et, à ce moment-là, vous êtes dans la constitution, pour reprendre le rapport fameux de Freud d’ « éros » et de « thanatos », de ce qu’on pourrait appeler la nécessité de construire face au nouveau Thanatos mondial, la scène, c’est-à-dire la stratégie érotique mondiale. Et cette stratégie érotique mondiale, elle passe tout aussi bien par nos propres vies personnelles. Et ce qu’il y a d’émergeant dans les mouvements qui s’expriment à travers la société civile mondiale, à travers le mouvement altermondialiste, à travers toutes les forces qui incarnent la logique de vie plutôt que des logiques destructrices ou thanatiques, c’est effectivement de faire ce choix, d’être des amoureux de la vie et de construire, à ce moment-là, des rapports qui changent le regard sur l’univers, qui changent le regard sur la richesse, qui changent le regard sur le pouvoir, qui changent le regard sur la nature même de la connaissance et qui font de nous ce que des sociologues appellent désormais « des créatifs culturels » et qui donnent son plein sens à cette phrase que j’adore d’Alexander Lowen, qui disait : « Traverser la vie le cœur fermé, c’est comme faire un voyage en mer à fond de cales. » Le propre des stratégies érotiques, c’est d’inviter les collectivités humaines à monter sur le pont !

Questions et réponses...

Un intervenant : Bonjour, j’ai beaucoup apprécié votre exposé et je partage quasiment l’intégralité de votre intervention, aussi bien sur les mécanismes économiques que sociaux. Et puis la démarche de décroissance, de simplicité volontaire, non-violente, bien sûr. Mais, peut-être parce que je n’ai pas votre culture sur l’aspect psychologique, il y a des choses qui m’ont échappé. Par exemple, sur le fait que le peuple des travailleurs soit dépressif, que ce serait ça qui explique les comportements. Et puis, que les riches soient des drogués... Je n’arrive pas à le comprendre, en fait à travers cette explication. Par contre, il y a d’autres explications, d’autres éléments qui permettent de comprendre, mais que je n’ai pas entendu dans votre discours. Alors je ne sais pas s’ils auraient été complémentaires, c’aurait été bien de les intégrer ou alors si vous vous opposez à ces explications, c’est le fait qu’il y ait des riches et des pauvres, des dominants et des exploités, et que ces différentes classes sociales luttent violemment ou non violemment. Ceux qui ont le pouvoir utilisent, comme vous dites, l’armée, la pub, l’Etat pour maintenir cette exploitation. Là, on comprend mieux pourquoi il y a cette lutte de la pub, de l’accroissement des richesses, tout simplement le désir de capitalisme, qu’ils ne sont pas drogués, qu’ils ont une puissance, que nous nous ne sommes pas dépressifs, mais ils nous assènent d’impôts, de pubs, et de tout un tas de mécanismes pour nous maintenir dans cette situation. Mais je n’arrive pas à comprendre les explications irrationnelles alors que les explications rationnelles de classes, de richesse et de pouvoir, ça j’arrive à les comprendre.

Une intervenante : Moi aussi, j’étais très contente d’être venue aujourd’hui et d’écouter votre conférence. Et c’est la première fois que j’entends effectivement ce lien. C’est pas la première fois que, moi, j’ai conscience de ce lien ou que j’y pense ou que j’en parle dans l’intimité avec une copine ou un copain, mais c’est la première fois que, lors d’une conférence, je peux entendre un exposé qui est étayé aussi de références d’auteurs célèbres comme Freud ou Keynes, etc, et ça me fait très plaisir que ce lien arrive sur la place publique. Je fais un travail qui va dans le sens de ce que vous dites. J’anime des ateliers de rire et je suis profondément convaincue qu’il y a une dimension de transformation qui est profonde et puissante dans ce genre de démarche. Et, là, vous l’avez développé avec des tas d’arguments que moi je n’aurais pas eu. Donc, merci.

Un intervenant : On reste dans ce registre-là, c’est à propos de la pub. Oui, je pense que c’est quelque chose de très important. D’abord merci pour la conférence qui était passionnante. Concernant la pub, j’ai déjà eu l’occasion de lire des choses que vous avez écrites et vous avez été interpellé dans une conférence par rapport à la déferlante de consommation chinoise. Et je me souviens très bien comment vous avez répondu en faisant appel à la dépression collective qui ne saurait tarder une fois que la première phase d’euphorie est passée. Mais quand on parle de la pub, vous avez cité un chiffre qui est colossal, qui est dix fois supérieur à celui qui correspond aux besoins élémentaires du reste de la population. Je ne sais pas si la pub chinoise est importante, mais est-ce que les informations, même s’il ne s’agit pas de pub, est-ce que ce n’est pas une pub colossale vis-à-vis du monde occidental ? Je ne sais pas si je me fais bien comprendre... Est-ce que ce modèle qui, apparemment, est le paradis pour beaucoup, ne constitue pas déjà une pub colossale pour la majorité des gens ?

Un autre intervenant : Je suis très content d’entendre votre intervention qui va tout à fait dans le sens de ce que je ressens depuis pas mal de temps, à savoir que c’est par les manifestations festives, par l’art, la musique, la poésie, le rire qu’on pourra faire face à ce monde mortifère qui nous oppresse. J’ai une question également : Il y a un chiffre qui m’a marqué, c’est les 225 personnes les plus riches qui ont autant que deux milliards cinq de population mondiale. Alors, comment peut-on réagir contre ça ? 225 personnes, c’est pas grand chose face à deux milliards cinq, mais il faut savoir que ces 225 personnes ont derrière elles l’armée, l’économie, etc, pour se maintenir au pouvoir. Alors, comment faire, dans le cadre de la non-violence, on est quand même au festival Camino « agir pour la non-violence et agir par la non-violence » ; comment faire pour éradiquer ce fléau de ces 225 familles les plus riches ?

Patrick Viveret : Il y a un lien étroit entre la première question et la dernière. Je reviendrai après sur les deux autres. Vous avez tout à fait raison (Ndlr : réponse au premier intervenant) d’introduire ce gros maillon intermédiaire que, faute de temps je n’ai pas introduit, qu’on peut appeler comme ça, qu’entre Keynes et Freud, il y a Marx. Et, il y a une force de l’hypothèse de Marx autour de l’exploitation et de la domination qui est évidemment un maillon essentiel du raisonnement. Mais le problème, tant du point de vue de l’analyse que du point de vue de la stratégie, c’est que, paradoxalement, l’hypothèse marxienne est insuffisamment radicale. C’est-à-dire qu’elle ne va pas toucher à la racine de la question de la maltraitance interhumaine et à la question de la violence. Vous savez, l’un des ouvrages les plus classiques du marxisme qui, lui, a été écrit par Engels, c’est « l’origine de la violence, dans l’histoire ». Et quand on lit « l’origine de la violence, dans l’histoire », on se rend compte, surtout rétrospectivement, après les essais délétères de ce qu’ont été les régimes communistes, à quel point l’hypothèse est à la fois unidimensionnelle et reste réductrice, insuffisamment radicale. C’est-à-dire l’idée que l’origine de la violence puisse être l’exploitation économique, puisque dans le débat d’Engels avec During, on oublie souvent que le livre d’Engels c’est l’anti During, et il plaide contrairement à During qui dit qu’il y a quelque chose de profondément originel et de profondément politique dans la question de la violence, il plaide au contraire que non, l’origine de la violence est liée à l’exploitation économique et que, par conséquent, la disparition de l’exploitation économique créera en même temps les conditions de la disparition de la domination et de la violence.

C’est toute la thèse du dépérissement de l’Etat. La seule raison pour laquelle la tradition marxiste, par exemple, justifiait une dictature du prolétariat, c’est parce que la dictature du prolétariat était censée être infiniment plus démocratique que la prétendue démocratie bourgeoise puisque, justement, elle, elle n’avait pas besoin de construire de forts éléments de domination puisqu’elle représentait l’intérêt du plus grand nombre. En réalité, il y a quelque chose qui est à la fois profondément pertinent dans le repérage critique des logiques d’exploitation et des logiques de domination, ça, ça reste d’une certaine façon. C’est plus vrai aujourd’hui que ça ne l’était, par exemple, dans les années soixante, mais en même temps ce manque de radicalité et cette vision unidimensionnelle, pourrait-on dire, de l’origine de la violence et de l’origine de la maltraitance à partir de l’exploitation économique, nous sommes bien obligés de la prendre en compte. A la fois historiquement, parce que si la maltraitance interhumaine avait commencé par les capitalistes, ça se saurait ! Le capitalisme est dans l’histoire des sociétés humaines un phénomène très récent. On sait bien que les phénomènes de maltraitance, les phénomènes de domination commencent bien avant ! Pour ne prendre qu’un seul exemple qui parle à chacun de nous, les phénomènes de patriarcat et de domination sur les femmes, ils précèdent de beaucoup le capitalisme. On peut décrire quantité de phénomènes de maltraitance de même nature. L’un des événements les plus intéressants qui s’est passé dans le mouvement altermondialiste, c’est quand le forum social mondial s’est déplacé de Porto Alegre pour aller à Mundaï. Parce que, quand il a été organisé par les Indiens, les Indiens ont dit : « Vous êtes bien gentils ! On est tout à fait d’accord sur votre souci point de vue capitalisme, etc, mais il n’y a pas que ça ! » Ils ont posé deux autres problèmes : C’était le problème de la condition des femmes et puis le problème des modes de domination sectaire dans l’ordre religieux. Il y a d’autres formes de maltraitance ! Et l’autre élément qui était directement lié à votre intervention, à l’instant, c’est que cette révélation, cette démonstration, elle a été faite de façon tragiquement manifeste, par les effets délétères des stratégies qui se voulaient alternatives au capitalisme et qui ont parfaitement démontré qu’il ne suffit pas d’avoir été victimes pour être immunisé contre le fait d’être soi-même bourreau ! Il ne suffit pas d’avoir été dominé pour éviter d’être soi-même dominant ! Et, ceci est au cœur du drame de l’échec du communisme. C’est faute d’avoir traité la question de la violence dans sa racine essentielle et d’avoir cru qu’il suffisait d’avoir fait sauter le verrou de l’exploitation économique, qui a amené un formidable idéalisme sur l’autre grande source de dominance qui est la domination politique. Ce qui a fait qu’à ce moment-là on s’occupait, certes, de réguler, de limiter la passion de richesses, mais on était complètement aveugle sur le déferlement de la passion de puissance.

Donc, je vous rejoins tout à fait pour dire, n’oublions pas, et dans la critique actuelle, il y a une critique absolument fondamentale qui est spécifique à faire, du capitalisme, moi je préfère parler de capitalisme plutôt que de libéralisme ou de néolibéralisme, parce que c’est une forme qui est tout sauf libérale, qui est violemment antilibérale sur le plan culturel, violemment antilibérale sur le plan politique, et qui, même sur le plan économique, dès que ses intérêts sont en jeu, on l’a vu à la conférence de Cancun où tout d’un coup vous avez vu les Etats-Unis et l’Europe qui était derrière, dire : « Arrêtons les règles du jeu libéral ; ça vaut autant qu’on est en situation de domination, mais si c’est les pays du sud qui veulent en bénéficier, là, on ne parle plus de libéralité. » C’est leur faire un immense cadeau que de les traiter de libéraux ou de néolibéraux. On est en face d’un processus de capitalisme autoritaire ! Pas du tout du libéralisme ou du néolibéralisme.

Et, c’est d’ailleurs pour cette raison, et je vais en venir à la question chinoise, que la Chine se coule aussi facilement dans ce modèle-là ! Récemment, la lettre de l’OCDE a fait quinze pages sur la Chine, quinze pages dithyrambiques sur le dynamisme de l’économie chinoise, etc. Sur les quinze pages de la lettre de l’OCDE, le mot « démocratie » n’existe nulle part ! Donc, c’est une logique de capitalisme autoritaire, et cette logique de capitalisme autoritaire, elle convient bien à la Russie et à la Chine. C’est pour cette raison-là qu’il y a cette alliance de fait qui s’organise entre les Etats-Unis, la Russie et la Chine et qui n’a rien à voir avec du libéralisme. Simplement, la pertinence de la posture de la critique marxiste, il nous faut la réintégrer dans une analyse anthropologique plus fondamentale et dans un retour sur les raisons majeures qui ont conduit à l’échec du communisme. Ce n’est pas le capitalisme qui a gagné la partie, c’est le communisme qui l’a perdue. Parce que, justement, il n’a pas été traiter le cœur de l’autre grande forme de maltraitance qui est la maltraitance à partir de la création de puissance et des formes autoritaires, voire totalitaires qu’il a pu prendre.

De la même façon, que vous avez une autre forme de maltraitance qui est de l’ordre de la captation du sens, et pas simplement de la captation de pouvoir et de la captation de richesses. Quand vous êtes dans l’ordre de la captation du sens, quand vous allez travailler sur cette quête fondamentale de tout être humain, qui est de se poser la question du sens de sa vie, vous êtes sur quelque chose qui est encore plus vital que le rapport à la richesse et au pouvoir. Et si vous avez des prédateurs qui organisent les captations du sens, à ce moment-là, vous avez tout simplement de la guerre économique, de la guerre politique ou de la guerre militaire ; vous avez de la guerre du sens, c’est-à-dire de la guerre de religion qui est encore pire que les autres. Et la question de ce qu’Arnaud Desjardins appelle à juste titre « le problème des matérialismes religieux », qui souvent sont dans une posture radicalement anti spirituelle, parce qu’ils exploitent la demande légitime de sens des êtres humains, qui captent cette demande de sens pour en faire une instrumentation qui est dans une logique identitaire et fondamentaliste, et qui conduit, du même coup, à récuser le droit de l’autre à chercher autrement son propre sens, eh bien ce problème-là est un problème qui est aussi grave que le problème du capitalisme d’aujourd’hui.

Donc, une vraie stratégie mondiale qui s’attaque à la question de la maltraitance interhumaine, qui s’attaque aux sources de la violence interhumaine, elle doit, simultanément travailler sur la captation de richesses, la globalisation capitaliste, travailler sur la captation de pouvoir, la montée des logiques autoritaires et travailler sur la captation du sens, le danger que les phénomènes identitaires et fondamentalistes font peser. Et, vous voyez bien que seuls les acteurs qui ont suffisamment de capacité de trouver une posture de satisfaction et de joie de vivre qui fait qu’ils n’ont pas besoin, en permanence, d’aller compenser leur propre mal-être dans de la recherche de pouvoir, dans la recherche de richesse ou dans la recherche de sens, au sens de captation du sens, sont en état de développer des stratégies alternatives qui ne vont pas nous donner demain du stalinisme ou du maoïsme dans l’ordre de la lutte contre le capitalisme ou des ayatholas du type de ce qui s’est passé avec la révolution iranienne. Voilà, c’est plus clair en disant cela, parce que sinon, il manquerait en effet un maillon important.

Et alors, effectivement, la question chinoise, elle est particulièrement décisive dans la période actuelle. A la fois parce qu’on voit bien que la forme de croissance insoutenable de ce capitalisme autoritaire, c’est encore plus vrai quand on pose le problème du côté de la Chine que quand on le pose du côté de l’Europe et des Etats-Unis. Là, la démonstration, elle est éclatante : On ne peut pas projeter longtemps ce mode qui n’est pas un mode de développement, qui est un mode de croissance insoutenable. Et cela montre que la question écologique n’est pas une question luxueuse que nous pourrions, nous, nous poser dans les pays du nord, alors que dans les pays du sud ils seraient obligés de passer par le stade de l’hyper croissance industrielle et que cette question-là elle viendrait après. Non, les premiers pays à être confrontés au défi écologique, ce sont les pays du sud. Et parmi ces pays dit « du sud », la Chine est géographiquement plus au nord qu’au sud, la Chine est directement confrontée. J’ai cité le fait que pour Pékin, par exemple, la question du déménagement de Pékin est une question qui est posée si on continue avec le mode de croissance insoutenable. Parce que la barrière forestière qui sépare Pékin du désert de Gobie, elle est de plus en plus attaquée par les phénomènes conjugués d’urbanisation, d’industrialisation à outrance et du réchauffement climatique, et s’il n’y a pas de changement radical dans le mode de développement, à terme, il faudra déménager Pékin parce que les bancs de sable qui ensablent de plus en plus Pékin finiront par l’ensabler complètement ; et on finira par déménager Pékin ; et on ira visiter la Cité Interdite sous cloche, comme on visite aujourd’hui les pyramides dans le désert. Donc, il ne faut pas croire que la question écologique est en quelque sorte une question luxueuse que, nous, nous pourrions nous poser.

Et derrière la question chinoise, il y a quelque chose qui est tout à fait intéressant, qui est ce qu’on pourrait appeler le changement, le transfert de technologie. Parce que, au fond, une grande partie du rendez-vous de l’humanité avec elle-même se joue sur le fait de savoir si, pour l’essentiel, on va avoir un désir mimétique de la Chine par rapport au modèle de croissance insoutenable qui va faire qu’on importe de plus en plus en Chine de la bagnole et du stress, pour simplifier les choses, alors que ce que l’humanité a impérativement besoin pour éviter la sortie de route, c’est d’aller importer de la bicyclette et de la sagesse. On voit bien dans des villes qui, de plus en plus, développent ce transport parce que les avantages écologiques, mais aussi les avantages sanitaires de la bicyclette sont absolument fondamentaux, donc de ce point de vue-là la bicyclette est une invention géniale et rien n’est plus dangereux que de vouloir remplacer massivement les bicyclettes par des automobiles, c’est rigoureusement l’inverse qu’il faut faire. Et, évidemment, la sagesse ; parce que en matière de technologies, il y a des technologies dont on ne parle jamais qui sont des technologies de sagesse et des technologies spirituelles, c’est-à-dire des voies d’accès à l’essentiel qui permettent, justement, à des êtres humains d’apprendre à vivre mieux. Leur tragédie est d’apprendre à le vivre dans des conditions telles que leurs désirs ne soient pas contradictoires avec les désirs d’autrui. Ça, vous ne pouvez pas le réaliser dans l’ordre de l’avoir, alors que vous pouvez le réaliser dans l’ordre de l’être. Je peux être dans un rapport infini à grandir dans l’ordre de la recherche de la beauté et de la recherche d’amitié, de la recherche de sérénité, et non seulement, je ne menace pas autrui, mais comme le disait Alain : « Le meilleur service que je puisse rendre à autrui, c’est encore d’être heureux moi-même. » Parce que je lui évite d’avoir à supporter en permanence ma souffrance, donc, de ce point de vue-là, mes désirs illimités dans l’ordre de l’être sont tout à fait possibles, contagieux et ne menacent en aucune façon autrui, alors que si je transporte ce désir illimité dans l’ordre de l’avoir, inévitablement, je vais créer, justement, une situation que vous évoquez, c’est-à-dire, in fine, les 225 personnes d’un côté et les deux milliards et demi d’êtres humains de l’autre côté.

Mais si je veux, c’est mon dernier point, affronter la question des 225 personnes, je comprends bien, non seulement, que ce n’est pas par des stratégies violentes que je peux le faire, ça a déjà été tenté et on a déjà vu les résultats, et je ne reviens pas sur la nature des échecs, soit des alternatives de type communistes ou des alternatives de type fondamentalistes, donc de ce point de vue-là, la stratégie guerrière, la stratégie violente est une stratégie contre productive parce qu’elle commence à détruire l’énergie de vie des acteurs eux-mêmes qui sont rentrés en résistance. Ça n’est pas simplement pour des raisons éthiques, par rapport à l’adversaire, c’est d’abord pour des raisons d’efficacité par le fait que la violence détruit la substance même des acteurs qui rentrent en résistance. Et puis, deuxièmement, parce que, justement, la façon d’aller attaquer le problème des 225, c’est évidemment d’aller créer les conditions nouvelles de régulation. Donc, j’appartiens à un mouvement qui s’appelle le Medef. Cela peut vous étonner, mais c’est le Mouvement pour un Espace de Désintoxication de l’Economie Financière. Eh bien, le Medef a lancé une réforme qui s’appelle le Rma. Le Rma, c’est le Revenu Maximal Autorisé. Et pourquoi a-t-on lancé ça ? Pas simplement pour des raisons de justice sociale, mais pour des raisons de santé mentale et pour des raisons d’ordre public. Parce que, au-delà d’un certain seuil d’inégalité, une personne qui acquière une fortune qui, à l’évidence, n’a aucun rapport, même en prenant des critères très classiques, conservateurs, avec un quelconque travail, un quelconque mérite, un quelconque effort, est une personne qui disjoncte par rapport à tout principe de réalité. C’est un vrai problème de santé mentale. Et l’un des problèmes majeurs des classes dirigeantes, aujourd’hui, c’est qu’elles ont disjoncté par rapport aux réalités. C’est pour ça qu’elles sont dans leur bulle. C’est pour ça qu’elles sont d’autant plus capables de basculer dans des psychoses maniaco-dépressives. Donc, c’est un problème de santé mentale et c’est un problème d’ordre public. Moi, je peux vous dire que j’habite Nanterre. Eh bien, dans les cités de Nanterre, l’argument principal des dealers quand ils veulent convaincre un jeune de rentrer dans le trafic, c’est de leur dire : « T’es vraiment trop con de vouloir mettre un mois à gagner ce que tu peux avoir en deux heures. Ecoute le dernier journal télévisé et le patron ou le sportif ou l’artiste, le présentateur de télé, etc, et le paquet considérable qu’il s’est fait dans des conditions de non-travail, de non-effort, etc. »

De ce point de vue-là, le degré obscène des inégalités, est aujourd’hui un problème majeur d’ordre public. C’est le ministère de l’Intérieur qui devrait déposer un projet de loi pour la proposition d’un revenu maximal autorisé, parce que la substance même des conditions d’un ordre public est menacée. Si on veut aller travailler là-dessus, il faut, à la fois, réunir deux nouvelles conditions régulatrices de ce type, mais il faut aussi aller attaquer les conditions du mal-être, qui joue aussi, sur les 225 personnes. Vous regardez, j’imagine, de temps en temps, l’émission « Capital » sur M6. L’émission Capital, c’est régulièrement un désastre du point de vue de la substance d’humanité des gens qu’on met en scène. La misère est aux deux bouts. Quand je reprends mon image d’Alexandre Lowen, « traverser la vie le cœur fermé, c’est faire un voyage en mer en fond de cale », ben, au fond de la cale, vous avez évidemment toutes les personnes qu’on a placées et qu’on maintient en situation de sous-humanité. Et ça, c’est la logique légitime de la lutte et de l’action aussi bien contre les formes de domination que contre les formes de captation de la richesse que contre les formes de captation du sens. Mais vous avez aussi, au fond de la cale, quantité de riches et de puissants, parce qu’ils ne peuvent pas vivre la saveur de la vie. Puisque l’idée de vivre la vie comme une aventure et de vivre le rapport à autrui comme le rapport de compagnons de route dans cette aventure est totalement impossible chez des gens qui sont complètement fascinés par le règne minéral. Parce que, qu’est-ce que quelqu’un qui ne pense qu’à l’argent ? Ben c’est quelqu’un qui est déjà minéralisé ! A supposer que la réincarnation existe, on voit bien que c’est une autre espèce que l’espèce humaine qui est là. Et donc, c’est l’histoire du fameux roi Midas qui avait fait ce vœu que tout soit transformé en or et qui était bien embêté le jour où ça s’est réalisé parce que, évidemment, il ne pouvait ni boire ni manger, etc, tout s’était minéralisé ! Là, c’est la même chose ! Fondamentalement, le riche et le puissant subit ce sort, comme disait Dostoïevski, « Celui qui possède, sera possédé ! »

Donc, eux aussi, se retrouvent au fond de la cale ! Et donc, la stratégie, elle est complémentaire. Stratégie de lutte, stratégie pour construire les régulations contre les formes de captation, notamment les captations de richesses, mais stratégie aussi qui va sur le terrain de l’attaque de la misère spirituelle et affective qui est celle des riches et des puissants.




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