Jeux finis, jeux infinis - James P. Carse
Références / sources : L'École du PossiblePrésentation

Petit livre de 185 pages publié en 1988 au éditions du Seuil, traduit par Guy Petitdemange.
Écrit comme une suite de 101 règles de jeu numérotées, ce livre original offre un regard sur le Jeu de la vie, et les jeux de la vie. Il met en perspective ces deux types de jeu : les jeux finis et les jeux infinis.
Le livre semble être par lui-même un jeu.
Malheureusement ce livre est épuisé et quasiment introuvable, ou alors à des prix démesurés.
En espérant qu'il sera bientôt réédité !
L'auteur est professeur émérite en histoire et littérature des religions.
Il ne croit en aucun Dieu, mais se décrit comme religieux " dans le sens où je suis sans cesse fasciné par l'inconnaissabilité de ce que cela signifie d'être humain, d'exister. " [traduction à préciser]
Extraits

Un jeu fini se joue pour gagner, un jeu infini pour continuer à jouer.
Les règles d’un jeu infini sont comme la grammaire d’une langue vivante, alors que dans un jeu fini, elles sont comme les règles d’un débat. Dans le premier cas, on observe les règles comme un moyen de continuer à parler ensemble, dans le second, on les observe comme un moyen de mettre un terme au discours de l’autre.
Les joueurs du fini jouent à l’intérieur de limites, les joueurs de l’infini jouent avec les limites.
Les joueurs du fini se voilent à eux même la liberté de quitter le jeu.
Le joueur du fini prend son rôle au sérieux, et doit se voir en tant qu’enseignant, en tant que mère, etc. C’est librement qu’on peut prendre le rôle de mère, mais il faut alors suspendre sa liberté pour remplir avec sérieux les exigences du rôle.
S’il n’y a pas de voile pour cacher le voile, jusqu’où ira-t-on pour s’attacher la complicité des autres ?
Puisqu’on peut jouer à des jeux finis à l’intérieur d’un jeu infini, les joueurs de l’infini ne refusent pas des rôles du jeu fini. Ils saisissent l’abstraction des jeux finis comme abstraction, et dés lors ne les prennent pas non plus avec sérieux, mais en se jouant.
Nous sommes joueurs quand nous traitons avec les autres par choix, quand il n’est rien dit d’avance sur l’aboutissement de notre relation – quand, en fait, personne n’a de résultat à imposer à la relation, hormis la décision de la continuer. On se traite comme des personnes libres et la relation est ouverte à la surprise. Tout ce qui arrive est important. En fait, c’est le sérieux qui s’exclut de ce qui pourrait compter, car le sérieux c’est la peur de l’issue imprévisible d’une éventualité ouverte. Etre joueur, c’est consentir au possible, quel qu’en soit le coût pour soi-même.
Se liant aux autres selon qu’ils suivent leur propre liberté et non les exigences abstraites d’un rôle, les joueurs de l’infini sont des personnes concrètes engagées avec des personnes concrètes.
Le jeu fini est théâtral (rôle).
Le jeu infini est dramatique (le résultat reste inconnu).
Le désir de tout joueur du fini est d’être un maître.
Les joueurs de l’infini continuent de jouer dans l’espoir d’être surpris. Une surprise dans le jeu infini, c’est le triomphe du futur sur le passé.
Les joueurs de l’infini se préparant à être surpris par l’avenir, jouent pleinement à découvert. Cette ouverture n’est pas candeur, elle est vulnérabilité. Le joueur de l’infini n’espère pas seulement être amusé par la surprise, mais transformé par elle.
Pour certains, mais pas pour tous, la mort dans la vie est une malchance, la résignation au statut de perdant, le refus de prétendre à aucun titre de reconnaissance. Pour d’autres, la mort dans la vie peut être considérée comme un accomplissement, le résultat d’une discipline spirituelle, dont l’objectif avoué est d’effacer toute trace de lutte avec le monde, une libération du besoin de quelque titre que ce soit. « Mourrez avant de mourir » déclarent les mystiques soufi.
Le joueur de l’infini ne meurt pas à la fin du jeu, mais au cours du jeu.
Il ne joue pas pour sa propre vie, il vit pour son propre jeu.
Le joueur de l’infini vit et meurt pour que se continue la vie des autres.
Un jeu infini retentit toujours d’une sorte de rire. Ne rions pas de ce qui nous a surpris en devenant impossible aux autres, mais de ce qui nous a surpris en devenant possible avec autres.
Un jeu infini est essentiellement paradoxal.
Le paradoxe est que les joueurs désirent continuer le jeu dans les autres. Ils ne jouent que lorsque les autres continuent à jouer.
Le joueur de l’infini joue le mieux quand il devient moins nécessaire à la poursuite du jeu.
La joie du jeu infini, son rire proviennent de ce qu’on apprend à mettre en branle ce qu’on ne pourra finir.
Le joueur de l’infini ne s’oppose pas aux actions des autres, mais ils amorcent leurs propres actions de telle manière que les autres vont y répondre en amorçant les leurs.
Permettre aux autres de faire ce qu’ils désirent au cours de mon jeu avec eux.
Les joueurs de l’infini sont forts, mais ils ne sont pas puissants et ils ne cherchent pas à le devenir.
Le jeu infini s’achève dans un silence inouï.
Le mal n’est pas la tentative d’éliminer le jeu d’un autre, mais de l’éliminer au mépris de toute règle. Les nazis voulaient réduire les juifs au silence, les faire mourir en silence, emportant leur culture (comme les premiers européens débarqués sur le continent américain), sans que personne ne s’en aperçoive, pas même ceux qui administraient la mort.
Les joueurs de l’infini ne tentent pas d’éliminer le mal dans les autres, parce que le faire, c’est la vraie pulsion du mal même.
Nul ne peut jouer seul.
C’est notre relation avec les autres qui fait de nous ce que nous sommes.
Seul ce qui change peut continuer.
Je suis le génie de moi-même.
Quand je parle selon mon propre génie, les mots que je prononce le sont pour la première fois.
Un chien à qui on a appris à donner la patte ne serre pas votre main.
Ce que vous avez, vous ne pouvez l’avoir qu’en le livrant aux autres.
Si vous êtes le génie de ce que vous me dites, je suis le génie de ce que je vous entends dire. Parler ou agir, ou penser originalement, c’est abolir la frontière du soi.
Comme génie, nous ne regardons pas, nous voyons.
Origine de moi-même, je ne suis pas pour autant cause de moi-même. Mes parents ont pu vouloir un enfant, mais ils n’ont pas pu me vouloir.
C’est le génie en nous qui peut nous débarrasser du ressentiment par l’exercice de la faculté d’oubli, non pour nier par là le passé, mais pour le remodeler selon notre propre originalité.
Il se trouve toujours du monde pour nous presser de vivre de façon théâtrale en nous fournissant un passé à répéter, mais il y a aussi des gens dont la présence nous apprend à nous préparer pour la surprise.
Pour le joueur de l’infini, la sexualité est tout entière affaire de toucher. Impossible de toucher sans toucher sexuellement.
Dans leur jeu sexuel, les joueurs de l’infini supportent les autres, les laissent être ce qu’ils sont. En supportant les autres, ils s’ouvrent eux-mêmes. Ouverts, ils apprennent sur les autres comme sur eux-mêmes.
En tant que joueur de l’infini on n’est ni vieux ni jeune, car on ne vit pas dans le temps d’un autre. Il n’y a donc aucune mesure extérieure de la temporalité pour un joueur de l’infini. Pour lui le temps ne passe pas. Tout moment du temps est un commencement, le commencement d’un événement. Le travail n’est pas une façon de passer le temps, mais d’engendrer un possible.
La nature est le royaume de l’inexprimable.
Le discours infini est la forme de discours qui sans cesse nous remet en mémoire l’inexprimabilité de la nature. Il n’élève aucune prétention à la vérité, n’ayant d’autre origine que le génie de celui qui parle. Le discours infini n’est donc sur rien. Il est toujours à quelqu’un. Le discours infini n’attend pas de l’auditeur qu’il voie ce que le parleur sait déjà, mais qu’il fasse part d’une vision que le parleur ne pouvait avoir sans la réponse de l’auditeur.
Si l’indifférence à la nature mène à la machine, l’indifférence de la nature mène au jardin.
Le jardinage n’est pas orienté vers un résultat. Une heureuse récolte n’est pas la fin d’un jardin, mais seulement une phase de son existence.
Les vrais parents ne s’appliquent pas à ce que leurs enfants grandissent d’une façon particulière, selon des modèles, mais ils s’appliquent à grandir avec leurs enfants. La façon d’être parent doit être constamment modifiée de l’intérieur au rythme des changements intérieurs des enfants.
C’est dans un jardin qu’on découvre le voyage. On ne voyage pas vers un jardin, mais par lui.
Nous ne regardons pas la nature comme une suite de scènes changeantes, mais nous nous regardons comme des personnages de passage.
Tout voyage est donc changement intérieur au voyageur et c’est pourquoi les voyageurs sont toujours quelque part ailleurs. Voyager, c’est grandir.
Les déchets ne sont pas le résultat de ce que nous avons fait, ils sont ce que nous avons fait.
Parce que les déchets dévoilent, non seulement on les place hors de vue, mais on en fait une sorte d’anti propriété. Nul ne les possède. Le phénomène du déchet aboutit à cette contradiction qu’en traitant la nature comme si elle nous appartenait, nous la traitons comme si elle n’appartenait à personne. Non seulement personne ne possède les déchets, mais personne n’en veut. On les rejette sur d’autres moins aptes à s’en débarrasser. Les déchets sont l’anti propriété qui devient la possession des perdants, c’est l’emblème des sans titres.
Résultat de notre indifférence à la nature, ils nous font aussi faire l’expérience de l’indifférence de la nature.
Les personnes déchets sont celles qui ne sont plus utilisables comme ressources par la société. Les personnes déchets doivent être placées hors de vue – dans des ghettos, taudis, réserves, camps, villages de retraite, fosses communes, - tous lieux de désolation.
La nature n’offre pas de maison. La nature ne fait rien d’elle même pour nous nourrir. Dans la mythologie du judaïsme et de l’islam, Dieu nous a donné un jardin, mais il n’a pas fait le jardinage à notre place. Ce n’était un jardin que parce que nous pouvions en être responsables. Dieu a insufflé la vie en nous, mais nous avions à respirer par nous mêmes.
La relation psychothérapique ne devient relation d’horizon que lorsque patient et thérapeute ensemble réalisent que le mythe freudien ne détermine pas la signification de ce qui se produit entre eux, mais offre à leur relation la possibilité d’une histoire à eux.
Les joueurs de l’infini ne sont des acteurs sérieux en aucune histoire, mais les poètes joyeux d’une histoire qui continue à engendrer ce qu’ils ne peuvent pas finir.