Un immense désir de tout ralentir…
Par Patrice Van EerselSource : Nouvelles Clés
Il faut croire que cette idée et ce besoin gagnent en ce moment des millions d’autres gens. À peine avions-nous formulé le désir d’en faire un thème d’un dossier à vous présenter, qu’un bouquet d’articles jaillissait chez nos confrères, véhiculant le même message. Du Washington Post au Nihon Keizai Shimbun (Tokyo), en passant par le Guardian (Londres), Le Devoir (Montréal) ou l’Espresso (Rome), les journalistes du monde entier se sont fait l’écho d’un même gigantesque besoin de ralentissement, de simplicité, de relaxation et de jouissance purement sensorielle - au point que l’hebdomadaire Courrier International y a consacré tout un (passionnant) numéro (« Ralentissez ! Bienvenue dans l’ère du “slow” », n°738-739).
Les premiers à l’avoir ressenti, sont les Américains. Ce n’est pas un hasard : savez-vous qu’un Yankee moyen travaille neuf semaines de plus par an que ses homologues européens ? « Ils sont fous, ces Romains ! » dirait déjà Obélix des maîtres de l’empire mondial de son époque. Sauf que nous n’avons pas vraiment d’autre modèle que les Yankees et que nous leur ressemblons de plus en plus. Aussi n’est-il pas inintéressant de suivre ce qu’ils ont à dire sur le sujet. Voici par exemple le résumé d’un dossier de Newsweek, où l’on découvre que le véritable espoir des Américains intelligents, c’est la culture européenne... c’est-à-dire nous !
La “révolution lente” est en marche
Enquêtant sur la “Slow Revolution” qu’il sent monter dans tout l’Occident, le journaliste Joseph Contreras a retenu pour son dossier dans Newsweek les six aspects les plus significatifs suivants :
• En 2005, l’Éloge de la lenteur (éd. Marabout) de l’Anglo-canadien Carl Honoré est devenu un best-seller international, traduit en douze langues (le Français Pierre Sansot a fait aussi bien avec son Du bon usage de la lenteur, éd. Rivages). Explication de l’auteur : « Je m’attaque à cette idée reçue que plus cela va vite, mieux c’est, et qu’il faudrait occuper au maximum chaque heure de la journée. »
• Fondée en 1986 à Rome par Carlo Petrini, en réaction à la malbouffe, l’association Slow Food revendique aujourd’hui près de 100 000 membres dans le monde, sur la simple base d’un encouragement au retour d’une sensualité quotidienne. « Nous allons tranquillement notre chemin, dit Petrini, convaincus que les efforts faits pour créer un monde meilleur commencent par la façon dont on cultive les aliments et finissent par celle dont on les consomme. »
• L’Allemand Rudolf Steiner s’avère avoir été un visionnaire : les quelque huit cents écoles se revendiquant de lui dans le monde prônent une éducation lente, où on laisse à l’enfant largement le temps de jouer, pour ne lui apprendre à lire et à écrire que quand il en exprime vraiment le besoin, vers sept ans.
• Vive la Sexualité tantrique ! Revendiquée par des artistes qui ont vraiment fait le tour de la question, tel le chanteur Sting, elle n’est accessible qu’aux amoureux de la lenteur, de la sérénité et des relations pacifiques... et permet d’étirer le coït sur des heures !
• En 1996, est née le mouvement Slow Food, initié par l’Italien Carlo Petrini, qui dit stop à la « mcdonalisation du monde » et en appelle à une insurrection générale des jouisseurs, gourmets et amoureux des plaisirs tranquilles et naturels de la vie. Il s’en explique dans Bon, propre et juste, éd. Yves Michel et invite tous ses amis à faire de même dans la revue trimestrielle Slow, publié d’abord en italien, en anglais et en allemand, puis en espagnol et en français et désormais aussi en japonais.
• Parti du Slow Food, le mouvement Cittàslow ou “Slow Cities” (villes lentes) fédère plus de cent localités en Europe, au Japon et au Brésil. Il prône la mise en place de mesures visant à réduire le bruit et la circulation, à préserver l’architecture et les traditions gastronomiques, privilégiant un développement respectueux de l’environnement et bannissant les restos fast-food. Le Manifeste de Cittàslow dit, entre autres, ceci : « Vivre dans une ville slow, mais aussi l’administrer, est une façon d’être et de mener une vie quotidienne différente, une façon certes ralentie, moins frénétique et moins productiviste, mais sans aucun doute plus humaine et écologiquement correcte, plus solidaire avec les générations présentes et à venir, plus respectueuses des traditions locales dans un monde toujours plus mondialisé et plus interconnecté. »
• Aux États-Unis mêmes, le mouvement “Take Back Your Time” lutte contre le surmenage dans dix États, notamment grâce à des séances de massage et en réclamant un retour aux horaires de travail... du Moyen-Âge - ce n’est qu’à moitié une plaisanterie : les “militants lents” rappellent qu’en Europe médiévale, un jour sur trois était férié, pour célébrer la liturgie chrétienne, mais aussi les saisons, les moissons, les vendanges... sans oublier les carnavals.
Ces Japonais qui ne veulent plus se fouler
Second pays concerné par le stress généralisé, et donc logique médaille d’argent du besoin de ralentir et de souffler : le Japon. Le Wall Street Journal (New York) a enquêté sur place et voici quelques petites histoires qu’il en a rapportées.
En 2001, rien n’allait plus à la préfecture d’Iwate, dans le nord-est du Japon, et le désespoir menaçait : malgré les efforts de tous, les usines fermaient les unes après les autres et les finances publiques périclitaient. Le gouverneur, Hiroya Masuda, a alors eu une idée étonnante. Nous nous trompons complètement, a-t-il expliqué à ses administrés : il faut renoncer à la course folle de la croissance économique et placer notre fierté ailleurs, dans nos montagnes et nos forêts, qui sont notre vraie richesse. Et il a annoncé : « Je veux qu’ici les gens rentrent tôt à la maison, se promènent en famille et bavardent avec leurs voisins ! »
Joignant le geste à la parole, la préfecture a lancé une campagne de promotion à l’échelle nationale avec le slogan : « Le manifeste d’Iwate : ne pas faire d’effort ! » Cette étrange devise figure même sur les cartes de visite des fonctionnaires locaux ! Cela a séduit de nombreux Tokyoïtes. Certains ont tout quitté pour venir profiter de la vie à Iwate. Ainsi, monsieur Tetsuya Watanabe a-t-il démissionné de la maison d’édition où il travaillait, pour venir cultiver un jardin à la campagne. « Nous ne faisons pas d’effort au sens classique, explique-t-il, mais nous sommes tout de même très occupés. Simplement, ce n’est pas le genre d’occupation qui produit du stress ».
Petit à petit, la région s’est spécialisée dans le tourisme vert et dans les énergies renouvelables - elle exploite la plus grosse ferme éolienne du pays - devenant l’un des laboratoires du mouvement slow-life au Japon. Preuve que ce dernier marche très fort là-bas, l’hebdomadaire branché AERA lui a consacré son dernier hors-série, sous la forme d’un « numéro lent, dédié à tous ceux qui connaissent un rythme de vie très soutenu, que ce soit au travail ou au foyer, pour leur suggérer quelques idées de quotidien différent, ne serait-ce qu’un tantinet » (éditorial de Keiko Hamada, la rédactrice en chef adjointe).
Si les Japonais sont tellement enthousiasmés par la Slow Life, c’est qu’ils éprouvent un besoin de plus en plus pressant de renouer avec la conception circulaire de leurs ancêtres, incompatible avec l’idée l’accélération linéaire de la croissance moderne. Comme l’écrit Kazumi Oguro dans la revue Slow : « La première chose importante est de prendre conscience que la nature ne se trouve pas face aux êtres humains, pour faire l’objet de manipulations, mais qu’elle est le flux même qui passe à travers eux. » Limiter au minimum les modifications de l’environnement provoquées par l’homme revient en fin de compte à prendre un plus grand soin de notre propre vie. « D’où viennent les aliments, comment ont-ils été récoltés, travaillés, que leur a-t-on ajouté et que leur a-t-on retiré, comment ont-ils été transportés, combien de temps a-t-il fallu pour qu’ils parviennent jusqu’à nous ? Nous voulons décélérer ces flux jusqu’à ce que notre œil puisse à nouveau voir et notre main toucher et sentir ce que nous allons manger. »
Lâcher prise : l’effort de ne plus faire d’efforts ?

Selon le Washington Post, la pionnière du mouvement “Slow Down” est Duane Elgin, auteur, en 1981, de Volontary Simplicity, un titre qu’elle reprenait en hommage à Thoreau, le grand écologiste du XIX° siècle, affirmant : « Vivre plus simplement ne signifie pas davantage de sacrifice, mais davantage de satisfaction. » Aujourd’hui, avance le grand quotidien fédéral, un Américain sur dix est touché par le mouvement. Mais leurs motivations évoluent. Au début, c’était généralement l’écologie qui menait à la frugalité. Aujourd’hui, c’est de plus en plus souvent la religion : le désencombrement s’inscrit dans un contexte spirituel, car il est perçu comme un moyen d’éliminer tout ce qui peut distraire l’individu de son développement personnel.
En France, une expression de deux mots symbolise cette problématique et ce paysage : lâcher prise. Elle fait la une des magazines à gros tirages tel Psychologies, mais aussi de revues plus marginales comme 3° Millénaire... Il faut dire que c’est une expression très élastique, qui peut aussi bien signifier “se relaxer pour mieux repartir à l’attaque” (Psychologies donne ainsi son “kit de survie en milieu tendu”)... que faire référence aux sommets de la spiritualité, où l’individu, cessant enfin de croire qu’il “est” son petit théâtre de personnages psy, s’ouvre à sa vraie nature, au soi majeur - au divin ! - qui l’habite momentanément (3° Millénaire interroge le philosophe Virgil sur la manière de tout relâcher pour accéder à la présence attentive de l’instant présent). Entre ces deux extrêmes, s’étale toute une gamme de propositions et d’expériences...
Il y a des années que l’on parle du “lâcher prise” à propos des maladies graves et du deuil. Seul celui qui réussit à ne plus lutter comme un fou contre l’inéluctable, en le niant (et que son entourage aide dans ce sens) a des chances de finir ses jours dans la sérénité de l’« acceptation », lâcher prise ultime pour celui qui part comme pour ceux qui lui survivent et doivent apprendre à vivre sans lui. Mais les petits deuils qui jalonnent notre existence - la perte d’un objet, d’un travail, d’une relation, d’un amour - ne fonctionnent pas différemment des grands. Nous sommes sans arrêt tentés de résister à ces pertes, de les refuser. Et c’est un long travail, quasiment impossible à mener seul, que de relâcher nos griffes enfoncées dans la chair de nos illusions. Le problème, c’est que ce travail demande un effort... alors même que le but est de laisser tomber trop de vains efforts !
La formule qui résume peut-être le mieux ce dilemme est la prière des Alcooliques Anonymes, que le journaliste et producteur de télévision Hervé Chabalier rappelle dans Psychologies : « Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux, et la sagesse de reconnaître la différence. »
Dans le même journal, le psychanalyste François Roustang estime que le seul vrai apprentissage au lâcher prise relève de l’éducation sensorielle : « Il s’agit de d’apprendre à percevoir le réel sur un mode qui ne doit rien à la connaissance intellectuelle, en nous branchant sur la multitude de perceptions auxquelles, en temps ordinaire, nous sommes fermés : la voix de nos interlocuteurs, leur respiration, leur odeur, leurs gestes. »
La plupart des sages consultés se rejoignent sur deux termes : la libération s’obtient par une attention sensorielle accrue et par une action altruiste sans arrière-pensée.
« Vous ne savez pas être paresseux dans l’effort ! » aimait dire à ses élèves Aoki Senseï, fondateur du shintaïdo, leur signifiant que, par manque de vigilance, 99% de leurs efforts n’étaient que gaspillage crispé. Annick Kayitesi, écrivaine rwandaise dont toute la famille a été massacrée sous ses yeux, n’a eu qu’une solution pour se libérer de l’emprise de sa douleur : se consacrer à celles des autres - « ceux qui sont encore là-bas et qui souffrent, toutes ces femmes violées, qui meurent du sida sans recevoir de soin. »
Paradoxe : parti du souci de libérer l’individu de la pression extérieure, le lâcher-prise le rend plus attentif à l’autre et plus généreux.