François Roustang, le corps est l’esprit

François Roustang, « le corps est l’esprit »

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Revue Médicale Suisse

Présentation

François Roustang, le corps est l’esprit

François Roustang, né le 23 avril 1923 et mort le 23 novembre 2016, est un philosophe français. Ancien jésuite et ancien psychanalyste, il devient hypnothérapeute.

Une vie à contre-courant. François Roustang est l’un des grands trublions du monde psy. Dans son dernier ouvrage, “La Fin de la plainte”, il nous invite à cesser de glorifier nos si chers "moi". Étonnant pour un thérapeute ? Cette prise de position, il la doit à sa formation initiale, la philosophie, et à sa fréquentation de la théorie lacanienne qui voit dans l’ego une baudruche gonflée d’orgueil.

Dans les années 80, Roustang abandonne la psychanalyse traditionnelle pour se consacrer à l’hypnose. Là encore, il se situe à contre- courant des idées communément admises. Pour lui, cette technique, loin d’être passive, nous réveille : elle entraîne un état de vigilance extraordinaire, où nous prenons contact avec notre potentiel créateur.
Roustang est l’auteur de plusieurs ouvrages devenus des classiques.

Audio, vidéos

Podcasts :
Les Racines Du Ciel : "Connaissance de soi et désintérêt de soi"
Les Racines Du Ciel : "Socrate, chaman ou philosophe ?"

Vidéos :
Youtube / SUB-TIL productions : entretiens en 14 petites vidéos de très grande qualité !

Un petit extrait ci-dessous ("Tout à la fois !")

Un chercheur toujours aux aguets / par Fabrice Midal

Source : https://www.fabricemidal.com/
François Roustang, le corps est l’esprit

François Roustang est mort hier. Je suis bien sûr extrêmement triste et je me suis dit que le mieux était de partager avec vous quelques réflexions. François a été pour moi un maître unique. J’ai rencontré de très nombreux maîtres, particulièrement dans la tradition bouddhique. Mais en un sens, l’un des plus importants de tous ceux que j’ai rencontrés a été François. Je sais qu’il n’aurait pas aimé que je dise une telle chose, lui qui avait en horreur l’idée même de maître, et qui était suspicieux de notre idée habituelle et bien trop floue de spiritualité.

Mais François est l’une des personnes que j’ai rencontrée qui m’a le plus profondément libéré, en m’invitant à être qui je suis.

Or être qui l’on est, voilà un grand défi ! Car nous ne sommes pas quelque chose que l’on pourrait saisir, connaître, examiner — l’énigme de notre être ne s’ouvre du coup que dans un geste absolument déconcertant, un geste où nous ne faisons plus rien, où nous coïncidons avec ce que nous sommes et que nous ne connaissons pas. Nous coïncidons avec ce qui nous est étranger mais qui néanmoins nous regarde — et ce d’une manière indiscutable.

Être qui nous sommes, c’est pouvoir s’en remettre à ce qui nous échappe en toute confiance.

Que François ait été, pour moi, un maître absolument unique et libérateur est, j’en ai bien conscience, surprenant. Et j’en ai même été le premier déconcerté. En quoi un « thérapeute » et même un « hypnothérapeute » pourrait-il être un maître de vie ? Du reste, là est la raison pourquoi j’ai ignoré son travail pendant des années. Régulièrement, j’ai rencontré des gens qui me parlaient de lui, qui me disaient combien son travail avait des points communs avec le mien. Mais je n’avais pas d’intérêt particulier pour la psychologie — qui peut certes rendre des services mais qui reste à côté de l’essentiel, quand elle ne le saccage pas. La psychologie réduit en effet toute l’existence à des problèmes personnels, à des affections du moi qu’il faudrait corriger — des problèmes psychologiques. Alors qu’elle prétend nous en libérer, elle nous enferre toujours plus dans le narcissisme. Or notre existence est beaucoup plus vaste, corporelle, relationnelle…

C’est François qui, par l’intermédiaire de Jean-Marc Benhaiem pour qui j’ai une infinie gratitude, avait demandé à me rencontrer. Il a même commencé, à mon étonnement, à me poser de nombreuses questions sur la pratique de la méditation. Et je dois dire que c’est sans doute l’une des choses les plus ahurissantes que j’ai vécue : rencontrer un être d’un âge aussi canonique que le sien, qui soit aussi follement curieux d’apprendre, de savoir… brûlant d’une ardeur foudroyante pour l’énigme de la vérité.

Devant son regret de ne pouvoir venir pratiquer dans l’Ecole, — il était trop âgé me disait-il — , je lui proposais de venir chez lui. Et c’est comme cela que je l’ai rencontré plus avant et me suis lié à lui.

En ouvrant un de ses livres, Savoir attendre, j’ai eu un choc. Il y dénonçait de manière impitoyable la psychologie — « la psychologie, écrit-il, n’existe pas parce que l’âme ou la psyché ou le psychisme n’existe pas ».

François était un psychothérapeute absolument libre de la psychologie. Voilà l’incroyable !

Ce fut une grande aventure que de lire tous ses livres. François Roustang s’est engagé, en quittant la psychanalyse, dans un combat gigantesque avec toute la tradition de l’Occident pour repenser à sa racine ce qu’est un être humain. Pour lui, la guérison, mais plus amplement l’accomplissement même de notre humanité, ne peut en passer que par un dégagement de ce qui constitue la source même de notre être.

Et faire faire ce dégagement — voilà à quoi il était devenu un véritable maître.

C’est d’autant plus saisissant qu’aujourd’hui l’être humain est partout rabattu à un ensemble de déterminations fixes, qui sont de plus en plus calquées sur la machine. Ces déterminations nous empêchent de nous libérer de nos tourments, de nous détendre en nous-mêmes et nous privent de notre propre humanité. Quand j’ai travaillé avec François, ce qu’il m’a montré c’est que toute douleur vient justement d’une forme de coupure, de déchirure avec la source énigmatique au cœur de notre être. Cette énigme de notre être l’est — ­non pas parce qu’elle est confuse ou obscure mais parce qu’elle n’est pas un objet de connaissance. Or c’est précisément la volonté d’en faire un objet de connaissance qui nous arrache d’elle — et nous rend abstrait. Ce que ne cessait de montrer François Roustang, c’est simplement que nous sommes tous trop abstraits.

L’Occident est pris, depuis l’éclat Grec, par la tentation de saisir l’être humain comme un « animal rationnel », comme un « sujet », comme un « consommateur », comme un « ensemble de mécanismes physiques et psychiques ». À chaque fois, l’essentiel est manqué. À chaque fois, nous devenons un peu plus abstrait.

La situation est aujourd’hui complètement fermée. D’une part domine une conception mécanique de l’être humain – qui est profondément inhumaine et qui perdure malgré l’échec du nazisme qui n’a pas cessé de vouloir rabattre l’existence humaine sur la biologie.

De l’autre, on a la psychologie qui est une pure fiction, enfermant l’individu dans un ensemble d’illusions : l’idée illusoire d’une causalité mécanique (si tu as telle maladie, cela à un sens psychologique qu’il te faut entendre !), l’idée grotesque du moi (la psychologie croit que chacun d’entre nous est une sorte de moi fermé qu’elle pourrait comprendre), de coupure entre la psyché et le physique comme si l’esprit et le corps étaient deux entités distinctes !

Lire François a été une joie aussi grande que libératrice. Par un tout autre chemin que ceux que je connaissais, il était possible de se poser au point où tout est résolu et à partir duquel tout peut se libérer.

Je me suis évidemment souvent interrogé sur le paradoxe que c’était un « hypnothérapeute » qui m’apparaissait comme l’un des grands maîtres de notre temps. Le poète Rainer Maria Rilke écrivait que « nos traditions ne sont plus que branches mortes que n’alimente plus la sève des racines ». Or voilà bien la situation où nous sommes.

Le rôle du maître est de ré-ouvrir les possibles dans un temps où ils semblent tous fermés. Or voilà ce qu’aucun maître spirituel n’est plus à même aujourd’hui de faire.

François s’est engagé dans un double mouvement : entrer en débat avec toute l’histoire de la pensée Occidentale pour repérer ce qui en elle nous ferme à la vie, et entrer en débat avec ce qui dans notre temps ne permet pas à l’être humain d’être. Il s’est donc agi pour François de mettre à mal à la fois la conception habituelle de l’être humain, et de ce qu’est la pensée, l’action, la guérison…Et de l’autre, de quitter les cadres habituels — religieux, idéologique, scientifique et philosophique — d’une parole de vérité au nom même de l’exigence de vérité.

Un soir que je disais à François : « c’est fou comment l’hypnose vous passionne ! », il me répondit, « non, ce qui me passionne, c’est la vérité ».

François a inventé une thérapeutique qui soit hors du bavardage de la pseudo-science qu’est la psychologie comme du cadre de la science qui n’est pas à même d’éclairer le secret de l’existence humaine. A mon avis, c’est bien là la limite de quelqu’un d’aussi exceptionnel que Lacan. Malgré tout son effort pour quitter les rives de la psychologie, et fonder enfin une parole à la hauteur de la souffrance humaine, il a été aspiré d’abord par le rêve scientifique du structuralisme — dont il faudra un jour montrer le verrouillage qu’il opère sur l’énigme de l’existence humaine — puis par le rêve d’une mathématisation au fond assez naïve de la réalité.

Moi qui suis engagé dans la pratique de la méditation, j’ai bien cherché depuis plus de vingt ans comment éviter d’enfermer cette pratique dans le cadre du « bouddhisme », de la « spiritualité ».

Pourquoi ? Parce que le bouddhisme en tant que religion est aussitôt fermé dans un discours à défendre, un clergé à protéger, une doctrine à prouver.

Parce que la spiritualité en Occident semble une sorte d’élévation de l’esprit hors du corps, hors de la réalité commune.

François Roustang montre que l’expérience — qu’on l’appelle hypnose, pleine présence, méditation, poésie, intuition, liberté — est bien au cœur de toute existence. Qu’aucun discours ne la saisit. Or sans elle, rien de ce qu’est l’être humain n’est préservé. Rien de la vie n’est possible.

À la différence de certains de ses lecteurs, je ne crois pas que le cœur du travail de François a été de montrer que l’expérience hypnotique est au centre de toute expérience humaine, mais que l’hypnose est un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus ample.

Personnellement, François m’a montré comment habiter plus profondément cette expérience en étant désinvolte.

Je lui avais fait part de mon étonnement qu’il choisisse de nommer l’expérience de liberté et de détente qui se déploie à chaque fois que nous faisons ce geste crucial de « ne rien faire », par le terme de désinvolture. Pour nous, le mot est plutôt négatif. Etre désinvolte, c’est manquer de sérieux ! Or, Jean Beaufret propose dans un texte de traduire le terme Gelassenheit — habituellement traduit par « sérénité » par désinvolte. J’étais frappé de cette coïncidence. Je parlais de tout cela à François — ouvrant mon petit carnet où j’avais noté une série de questions qui me taraudaient.

François m’expliqua en effet le sens de la désinvolture — et comment le mot se trouve aussi chez Maître Eckhart et chez Goethe. Puis il me demanda, et vous, ne voulez-vous pas être vraiment désinvolte ?

Devant mon acquiescement, il me répondit « Alors laissez tomber votre carnet ! »

Chaque fois que François rencontrait quelqu’un, il lui montrait comment changer en revenant au lieu même de l’énigme de sa propre humanité. Ce geste pour dénouer ce qui en nous est noué, ne repose sur aucune stratégie, protocole ou technique mais implique de coïncider avec notre être, c’est-à-dire la présence de notre corps, du contexte tout entier où nous sommes…

Ce qu’à découvert François est la grande aventure, la grande aventure pour notre siècle, — une aventure que nous n’avons pas importée d’une autre culture — qui est au cœur même de notre histoire, mais que nous ne cessons d’oublier, de manquer, de perdre… Le génie de François est de n’avoir jamais cessé de nous inviter à la vivre… Je suis empli d’une infinie gratitude pour ce qu’il a fait, donné et ouvert.

Pour en finir avec la psychologie


Propos recueillis par Jean-François Marmion
Sciences Humaines N° 275 - Novembre 2015 Source

Se connaître soi-même ? Une fausse piste. Le langage ? Un leurre. La technique ? Inutile. Pour François Roustang, le psychothérapeute doit être avant tout un « provocateur », pour rappeler au patient qu’il n’a rien d’autre à faire que vivre.

Ne lui dites pas qu’il a quitté la Compagnie de Jésus et l’École freudienne, il vous dira que ce sont elles qui l’ont quitté. Éternel dissident de 92 ans, François Roustang reste un franc-tireur expert en esquives, pirouettes et paradoxes qui refuse les techniques et les opinions définitives. Son triptyque La Fin de la plainte, Il suffit d’un geste et Savoir attendre est réédité sous le titre général Jamais contre, d’abord (Odile Jacob, 2015). Il y délivre la substantifique moelle de sa pratique de la psychothérapie : attention confiante à l’égard du patient, méfiance envers la technique et le langage même, intérêt pour le corps, abandon au lâcher-prise, autant d’éléments favorisés par l’hypnose… et encore, sans exclusive. « Chaque fois que l’on me demande de parler ou d’écrire sur ou à propos de ma pratique, je suis dans l’embarras, écrit-il. J’ai l’impression de ne rien tenir en réserve. Tout ce que je croyais avoir compris ou pensé n’est plus que du sable qui glisse entre mes doigts. » Heureusement, il en faudrait davantage pour nous dissuader de réaliser un entretien…

« Dès que pour la première fois nous ouvrons la porte à quelqu’un, on peut dire que les jeux sont faits », écrivez-vous. Cette règle est-elle valable pour toute rencontre, aussi bien pour une interview que pour une thérapie ? Le cas échéant, qu’est-ce qui s’est déjà joué entre nous ?

Beaucoup de choses. Lors d’une première rencontre, on sait si quelqu’un est accessible ou pas, si on va pouvoir avancer dans la relation, s’aventurer. Les premières impressions sont tout à fait capitales, y compris lors de la prise de contact dans un contexte thérapeutique : indépendamment du langage, l’inscription dans l’espace, la prestance, le corps, la voix, la vue déterminent la relation. Le thérapeute doit être d’une ouverture sans limite, ne porter par définition aucun jugement préalable, aucun diagnostic. Il doit toujours recevoir le patient comme si c’était la première fois, sans préjugé, afin même de lui laisser la possibilité de n’avoir rien tiré de la séance précédente, et de recommencer à zéro. Le plus important, c’est le moment où quelqu’un s’éveille à lui-même : pour que ce soit possible, ne l’enfermons pas dans du connu.

Vous dites qu’il faut voir le patient non comme un malade, mais comme un futur guéri. Comment cela ?

Tout à fait. Nous ne sommes pas des malades, nous sommes des maladroits. On ne sait pas s’y prendre. Le thérapeute doit engager le dynamisme du patient pour que lui-même résolve sa difficulté.

Mais paradoxalement, vous estimez que le thérapeute doit être indifférent à la guérison ?

Oui, c’est capital, ça ! Si le thérapeute se met en tête qu’il a le pouvoir de guérir, c’est vraiment fichu. Au contraire, il doit rappeler au patient qu’il a sa liberté propre, et lui dire : « Si vous en avez envie, à vous de jouer. Je ne peux pas le faire à votre place. » Après, on peut effectuer tout un travail. Mais d’abord, le patient doit prendre sa décision. Qu’est-ce qui fait qu’un professeur peut faire un bien extraordinaire à un gamin ? C’est de le voir adulte, de le projeter déjà dans l’avenir. Il ne va pas lui casser les pieds indéfiniment avec des règles de grammaire ou des habitudes de pensée, il doit susciter quelque chose. Je me souviens très bien, en quatrième, alors que j’étais nul, d’un professeur qui m’a dit : « Que pensez-vous des passions ? Dites ce que vous pensez ! » J’ai écrit un petit papier personnel, en pensant que je n’étais pas complètement idiot. C’est le regard du maître qui suscite l’éveil. Un thérapeute doit être provocateur. C’est-à-dire provoquer quelque chose chez le patient. Vous peinez à monter une côte à bicyclette ? Changez de vitesse ! Acceptez que vous roulez mal, que ça ne peut pas durer comme ça.

Le moteur de la thérapie est donc de permettre à quelqu’un de retrouver ses facultés d’adaptation ?

Voilà ! C’est ça ! Et c’est au patient de trouver, pas besoin de lui expliquer comment on fait. Faites appel au contexte. Pour moi, c’est ça la guérison : sortir de son petit champ d’intérêt et entrer dans une autre atmosphère. Comme des jeunes qui oublient leurs problèmes parce qu’ils vont danser. Le temps qu’il fait nous transforme, de même que la qualité de nos relations, la société dans laquelle on se trouve. Les Français rouspètent toujours alors qu’ils sont le peuple le plus protégé, on veut tout préserver à coups de citadelles, on ne « boit » pas l’atmosphère. Nous souffrons parce que nous sommes désadaptés au contexte de nos vies. Il faudrait inventer une écothérapie, une thérapie par le contexte, sans se perdre dans le langage.

Vous appelez « la plainte » le discours intérieur qu’on entretient sur sa souffrance. Vous dites qu’il faut le mettre à distance, se concentrer sur l’instant présent, ses sensations. N’est-ce pas la même perspective que la troisième génération de TCC, qui inclut une part de méditation de pleine conscience ?

Je ne connais pas très bien les TCC, mais l’obsession des gens qui pratiquent la méditation est d’écarter peu à peu leurs pensées, ou d’en devenir simple spectateur. Aucun intérêt. Ce n’est pas du tout nécessaire. Ce qui est nécessaire, c’est la disponibilité à l’existence, à la situation. Mais il ne faut même pas essayer de maintenir sa disponibilité en permanence, sinon on est perdu.

Chaque approche thérapeutique a ses techniques pour aider le patient. Vous êtes sans doute sensible à l’éclectisme en vogue dans les psychothérapies, à l’intégration de différentes méthodes ?

Quand un thérapeute ou un hypnotiseur prétend que sa méthode marche toujours, c’est de la blague. Si on se trouve dans une telle certitude, on n’est plus libre. Au contraire, chaque fois c’est une aventure. C’est ça qui est passionnant dans ce métier. Mais l’éclectisme n’est pas non plus la solution, car il est illusoire de croire que l’on peut assembler le meilleur de chaque méthode. Même pour l’hypnose, les gens cherchent un cadre précis et une méthode, mais c’est parfaitement inutile. L’hypnose permet de s’immerger dans la vie avec toutes ses composantes, parce qu’on n’a pas d’a priori, pas de résultat précisément attendu, mais une présence et une disponibilité. Et puis, quand on a un peu de bouteille, on n’a pas besoin de technique du tout ! Il faut apprendre, bien sûr, mais pour oublier. Comme quand on apprend à faire du vélo ou du ski, c’est quand on cesse de penser à un apprentissage qu’il est acquis. J’ai été formé à la psychanalyse, l’école de Palo Alto, l’hypnose ericksonienne, etc., mais tout cela doit être complètement fondu en une qualité d’attention. Je dis souvent qu’on est thérapeute à 6 ans, ou qu’on ne l’est jamais. C’est dans les premières relations avec nos proches que l’on devient attentif ou pas. Certains enfants soupçonnent qui sont leurs copains, leurs voisins, tandis que d’autres n’y comprennent rien. De même, je vois des thérapeutes qui ont appris X méthodes mais sont complètement hermétiques à toute spontanéité, à toute création. Entre le vieillard que je suis et le petit garçon de 6 ans, il y a une proximité. Réussir sa vie, c’est rester ou redevenir l’enfant qu’on a été ?

Ce serait un grand principe. Et je n’aime pas les grands principes. Laissons plutôt le béton redevenir du sable. Nous manquons de désinvolture. De négligence. Une séance est réussie quand un patient repart en rigolant.

Le rire est une option très peu abordée par les psychologues, qui n’aiment pas envisager son pouvoir thérapeutique…

Parce que vous supposeriez que leur travail est sérieux ? Mais non !

Justement, vous écrivez qu’il faut en finir avec la psychologie, ou qu’elle n’existe pas… Que lui reprochez-vous exactement ?

La psyché n’existe pas. On ne peut pas distinguer le corps et l’esprit. Par définition, une discipline fondée sur l’étude de l’esprit n’a donc aucun sens. Nous n’avons pas de « moi » surplombant notre vie : lisez les Exercices d’humanité de Vincent Descombes pour vous en convaincre. Quand les gens me disent par exemple : « Je suis anorexique, je voudrais savoir pourquoi », je leur recommande de jeter les pourquoi par la fenêtre jusqu’à ce que la cour en soit remplie. Certains psychanalystes sont plus malins que ça, mais enfin, chercher les pourquoi, ça n’a aucun intérêt. Hier encore, je disais à un thérapeute venu me voir pour une supervision : « Mais vous en savez beaucoup trop ! Ça vous encombre ! Arrêtez de vouloir tout interpréter ! »

Vous citez Georges Bernanos : « Se connaître est la démangeaison des imbéciles. »

Je n’en ai pas retrouvé la source, c’est peut-être moi qui ai inventé la phrase… Se connaître est inutile, il faut vivre. Si vous me dites de courir un 100 m ou d’être toujours de bonne humeur, je ne peux pas : on peut connaître ses limites, au plus, mais passer son temps à se connaître n’est pas du tout une orientation thérapeutique souhaitable. Mon expérience psychanalytique a été décisive, très féconde pour moi, elle m’a permis de changer de vie. Mais bien souvent, les psychanalystes sont enfermés dans leur dogme. Ils ont besoin d’une doctrine. On dit que la psychanalyse pose et se pose toutes les questions, sauf de savoir si la théorie est vraie. Mais ce n’est pas possible : il n’y a pas de vérité ! Et il n’y a pas de sens, autre que le sens de la marche.

Vos propos rappellent un peu ceux de Montaigne, qui disait « Quand je danse, je danse. Quand je dors, je dors », et qui, quand quelqu’un se plaignait de n’avoir rien fait de la journée, répondait : « Quoi, n’avez-vous pas vécu ? »

Exactement ! C’est merveilleux, Montaigne. Commençons par comprendre qu’il n’y a pas de problème. On fait ce qu’on a à faire, c’est tout.

Il y a peut-être des problèmes que l’on se crée soi-même en ruminant des choses qui n’existent plus ou qui n’existent pas. Pour autant, d’autres problèmes personnels sont réels : les deuils, les maladies physiques…

Bien sûr, certains malheurs sont réels. Toute la question est de savoir comment les aborder. Une patiente est venue me voir parce que sa fille était morte écrasée par une voiture. Elle laissait sa chambre intacte, sans rien y toucher. Quelque chose était figé. Toute la première partie de la thérapie, ce fut de lui demander de récupérer cette chambre comme un espace de vie. Il s’agit quelquefois, pour le thérapeute, de percevoir le détail qui bloque tout. Il y a un point d’impact, et si quelqu’un parvient à défaire cette gangue, alors il est possible de se recentrer sur l’instant présent pour en tirer le plus possible.

Il y a une part de mysticisme, là-dedans…

(Éclatant de rire) Ah, nous y voilà !

Vous l’attendiez, celle-là !

Bien sûr ! Je ne nie pas du tout le mysticisme. J’entends parfois dire que l’hypnose est liée à la pensée magique. Non, à la magie ! Et comment on fait opérer la magie ? En tapant des mains, ou sur des percussions. La magie, c’est la musique. Les musiciens comprennent tout de suite ce qu’est l’hypnose. Appelez ça mysticisme, musique, magie, comme vous voudrez… Est-ce que Montaigne est mystique ? Tout le contraire ! Il fait preuve d’une telle désinvolture, d’une telle souplesse, d’une telle nonchalance…

Il faut vivre la vie comme si on était au cœur d’une partition, d’une chorégraphie ?

Voilà, c’est ça ! C’est un théâtre, une symphonie, et chacun joue sa part.

Et quelle est votre part ?

Bientôt, la mort ! Ce sera un plaisir, une délivrance. En dehors de recevoir des patients, j’ai passé mon temps à écrire. Ça a été ça ma vie : l’écriture. Or, il me faut maintenant y renoncer. Je n’y arrive plus. J’ai fait mon temps, et voilà. Ce n’est pas dramatique quand je pense aux milliards et milliards d’humains qui m’ont précédé.

Si vous deviez résumer le plus essentiel de ce que vous avez appris ou compris au long de votre carrière, ce serait quoi ?

Qu’il n’y a rien d’essentiel.

La fin de la plainte - EXTRAIT (à propos)

[…]

Donc, pour commencer, qu’est-ce que la plainte ? Manifestation d’une peine ou d’une souffrance, elle se caractérise par un excès à leur égard. Selon La Fontaine, « la douleur est toujours moins forte que la plainte » ou, selon Diderot, « la plainte surfait toujours un peu les afflictions ». À travers ses dires, elle s’écarte de ce qui est ressenti, elle y est infidèle, elle y ajoute quelque chose de son cru. Au lieu d’être une pure transposition vers le dehors, à la manière d’un abcès qui cherche à se vider, elle exagère et se détache de son origine. Elle devient un artifice. Elle ne respecte pas la juste douleur et la juste peine, elle les entoure d’un surcroît. Sans doute a-t-elle d’abord pour but de les manifester pour les diffuser et les répandre, et ainsi les exténuer et les apaiser. Mais l’écart vise bientôt à les protéger pour que rien n’en soit changé. Je me plains pour laisser intact mon chagrin, pour n’avoir pas à y toucher, à l’aborder ou à l’affronter. Plainte qui s’adresse à l’entourage pour qu’il ne m’invite pas à me glisser à nouveau dans le cours des choses, plainte qui se campe sur des positions imprenables. Plus rien ni personne ne saura me consoler. La plainte aurait pu jouer le rôle d’un rite de passage, être une esthétique mise en forme de la douleur, une réorganisation dans la beauté des expressions d’un désordre perçu dans un premier temps comme irréparable, une élégie pour commencer à clore un deuil. Mais elle devient bientôt, parce qu’elle dure, une fixation répétitive qui alimente le chagrin au lieu de l’épuiser. L’écart dès l’abord instauré s’évanouit, car la peine acquiert l’intensité de la plainte qui la surpassait. Mais la plainte par nature fait sans cesse renaître l’écart et celui-ci engendre à son tour une augmentation de la peine ; on entre alors dans un cercle infernal qui éloigne peu à peu de la première réalité de la douleur et qui ouvre, dans la complaisance, sur une dépression chaque jour plus irrémédiable.

C’est que la plainte est un refus de la réalité qui s’impose, celle qui a fait naître la peine. Un événement, qui est venu rompre le cours de mon existence et mon système relationnel présent, exigerait tant de modifications et de fatigues que je ne puis m’y résoudre. Je préfère nier que quelque chose ait eu lieu. Rien n’est arrivé, et je laisserai dans l’état mes habitudes de penser, de sentir et d’agir. Le regard qui plus tôt était posé sur le monde environnant se fige. Mais puisque l’événement insiste, je dois trouver un autre moyen d’y échapper : je regrette son apparition, je déplore les faits, je veux, espère et revendique un temps autre et un autre espace que ceux qui pèsent sur moi désormais. Je ne peux me les approprier et m’en rendre responsable de quelque manière. C’est donc à l’autre que doit en être attribuée la faute : le destin, la société, l’hérédité, les géniteurs. La plainte en vient à porter plainte et à se répandre en accusations.

Comme le jugement n’est jamais rendu et que la condamnation tarde à venir, car l’événement ne se laisse pes prendre au piège et continue à développer ses conséquences, alors tout me devient ennemi et j’adopte en permanence la figure du persécuté. La plainte a beau crier à l’injustice, récriminer et se promettre la vengeance, car « il y a dans toute plainte une dose subtile de vengeance ! », rien n’y fait. Je m’obstinerai dans les procès. C’est l’ordre des choses qui doit changer et non pas mes propres sentiments. Alors, la division est partout et nulle réconciliation n’est possible.

Il est une autre forme de plainte qui semble collée à notre peau de modernes repus et qui serait risible ou méprisable si elle n’était douloureusement ressentie. Ce n’est pas alors un écart, c’est un abîme qui la sépare de la peine, car cette dernière a toutes les apparences d’un artifice aussi tenace et inconsistant qu’un rêve. On se plaint de tout et des riens, alors que les possibilités du bonheur nous entourent. Il n’est pas rare de recevoir une personne qui dit être malheureuse et qui se répand en plaintes à fendre l’âme de l’interlocuteur le plus froid. Mais, au fur et à mesure que le discours se développe, il se délite et se réduit bientôt à une poussière qu’il suffit de balayer. « Mon mari m’aime et m’entoure d’attentions, mes enfants poussent comme il faut, mon travail m’intéresse, En résumé, je suis malheureuse. » Ou bien, c’est un grand gaillard solide pour qui rien ne va. Ce thérapeute qui est persuadé du contraire et qui prétend le voir comme un homme inventif susceptible, sinon aujourd’hui de joie, du moins d’allant et de légèreté, est un sourd incapable. Lorsque de tels visiteurs entendent en réponse: « Mais vous allez très bien, Madame » ou bien : « Il ne sera pas besoin de longtemps, Monsieur, pour que vous retrouviez le goût de la vie », l’entretien se termine par un éclat de rire, parce que les yeux se sont ouverts sur l’évidence d’une absence de peine véritable, ou bien commence un long échange pour que la petite fille cesse d’attendre un certain regard attendri de sa mère, ou que le petit garçon ne soit plus attristé de n’avoir pas eu jadis des forces égales à celles de son père.

Serait-il étonnant ou scandaleux, dans ces cas, de ne pas vouloir s’attarder à ces plaintes et de ne pas se soucier de leur trouver consolation ? Les consoler ne serait rien d’autre qu’une invitation à les redoubler alors que les dénuder permettra d’en guérir. Car, s’il est vrai que ces sortes de plaintes sont liées à une blessure de l’enfance et que le thérapeute ne peut pas ne pas les prendre en compte, il est plus vrai encore qu’elles sont l’effet du refus de grandir ou du regret d’avoir grandi. C’est à ces derniers qu’il s’agira d’être attentif pour y mettre le fer de la décision en renonçant à l’attente d’un passé autre et en s’orientant dans le présent vers le futur. Plus haut, la plainte était le fruit de l’impossibilité de vivre, parce que la blessure était si profonde qu’elle interdisait une nouvelle croissance ; ici, l’obstination à ne pas grandir garde intacte une part de soi infantile.

Mais pourquoi cette nostalgie de l’enfance qui recouvre d’un sombre voile la totalité de l’existence ? Parce qu’ainsi sans doute, dans cette souffrance entretenue, nous avons l’impression d’exister à notre propre manière, avec cet étroit secret incommunicable que nous déversons pourtant sans cesse sur ceux qui nous approchent. C’est notre petit capital, notre fonds narcissique qu’il faut prendre soin de ne pas dilapider et dont chaque jour la présence est à vérifier comme un avare le fait de sa cassette. La plainte est là pour nous protéger de ce bonheur si proche qui nous emporterait vers les risques de la générosité, de l’invention gratuite ou de l’aventure amicale ou amoureuse. Il s’agit donc de demeurer insatisfaits et, pour être certains que ne se perde pas notre moi chéri, de continuer à nous répandre en reproches et en ressentiments, de demander aux autres ou aux événements qu’ils nous donnent ce que par principe nous ne recevrons pas et, pourquoi pas enfin, d’entretenir une jolie dépression pour que soit entendue une plainte que nous n’avons pas l’intention de faire cesser.

Fondée peu ou prou, l’histoire de la plainte commence donc toujours par la fermeture sur soi et se poursuit avec le déni de la réalité pour s’achever en exigences et en revendications qui viennent frôler la paranoïa. On voit l’importance d’y mettre fin. Mais comment ? Le début de la plainte était caractérisé par un écart ou un abîme entre la peine et son expression. Plus elle s’étend, plus grandissent l’écart ou l’abîme, Ce n’est plus seulement la douleur réelle ou supposée qui est mise à distance, c’est également ce qui la touche de près ou de loin, ce qui la cause et qui en est la conséquence. Il s’agit donc de réduire ces distances. Mais comment, encore une fois ?

De la façon la plus simple et la plus directe. En ne supportant plus que la plainte excède la peine, en ajustant à la douleur son expression, sans y rien ajouter ou retrancher, en exigeant du dire l’exactitude la plus fine, en se faisant, du fossé ouvert par l’événement, l’observateur le plus avisé, Non plus la vengeance, mais coûte que coûte la réconciliation, plus le regret mais la reconnaissance de l’inexorable, plus la rigidité du plaintif, mais l’élégance de qui affronte à nouveau, plus les lamentations inextinguibles, mais l’approche du silence qui tout embrasse. Non pas retrouver sa place, elle est perdue ou lointaine à jamais, mais trouver ou même inventer une place dans un univers intérieur et extérieur qui ne sera jamais plus comme hier et dont le changement doit être peu à peu reconnu, assimilé, aimé. Comment y parvenir ?

Il faut bien commencer par tourner le dos à ses manières habituelles de vivre, de penser, de sentir, ne pas hésiter à obscurcir son regard pour qu’il ne reconnaisse plus ses repères coutumiers, et donc ne pas prendre peur devant l’impression de se perdre. La plainte se nourrissait de références qui convenaient autrefois et qu’elle s’obstinait à croire encore valables et nécessaires. Elles devront être abandonnées pour que cesse la plainte.

La confusion qu’il s’agit de traverser malgré la crainte de l’égarement ouvre alors sur un champ de possibilités. « C’est d’ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles ?. » Il suffit de lever le poids de l’habitude pour que s’éveillent des forces dont nous ne soupçonnions pas pouvoir disposer. Alors nous sommes capables de nous mettre en mouvement en fonction des choses et des êtres qui changent à chaque instant. Il s’agit donc de rien moins, chaque jour, que de refondre notre existence.

Cette refonte pourrait avoir lieu si l’on acceptait de se soumettre à quelques exercices. Le premier vise à rendre actuelle l’unité de l’esprit et du corps. Il n’est pas besoin d’expliquer longuement son utilité en la matière. Certaines expressions populaires le font voir aisément : celui qui est bien dans sa peau n’aura pas de raison de se plaindre, au contraire de celui qui est à côté de ses pompes. Cela revient à dire que tout ira bien si l’on réussit à faire adhérer l’esprit au corps, à ce que rien de l’esprit n’échappe au corps ou que l’intelligence soit celle du corps et rien d’autre. Intelligence du corps entendue dans les deux sens qui doivent s’identifier : intelligence tout entière occupée par l’attention au corps et corps qui est intelligence parce qu’il mémorise toute l’histoire de la personne, parce qu’il perçoit en même temps tous les paramètres d’une situation, parce qu’il se situe dans l’environnement qu’il organise. En ce sens, l’intelligence première et fondatrice est celle du corps propre ; toutes les autres en sont dérivées.

L’exercice aura pour but de faire que le corps ne soit pas gêné dans le déploiement de son intelligence. Pour cela faire taire toute intelligence séparée du corps, toute conscience qui viendrait prétendre à quelque connaissance qui ne serait pas l’effet de l’intelligence du corps. Donc vider sa tête de tout projet autre que de laisser faire cette intelligence, abandonner nos soucis de comprendre et de gérer nos vies, descendre là où le changement se fera de lui-même parce que nous laisserons faire, ne pas résister à l’aveuglement de la conscience, car cet aveuglement n’est que l’effet du trop de lumière venue de l’intelligence du corps. Ici, en particulier, mettre dans son corps la plainte avec ses causes véridiques ou prétendues, les faire pénétrer dans ses épaules, dans ses bras, dans son ventre et dans ses pieds. Exercice quotidien à refaire ou qui ne devrait jamais cesser.

Le deuxième exercice, conséquence du premier, vise la relation. Non pas une relation d’intérêt, de désir, d’émotion, de sympathie, de pensée ou de parole, mais purement et simplement une relation où pour un moment un étre humain est reconnu dans son pouvoir et dans ses limites, où rien n’est exigé que d’être là dans son propre espace. Ce qui signifie inviter ou provoquer à la justesse, à être ce qu’est chacun et rien d’autre, à ce que le corps habite à la perfection sa place, son poids et son volume, que les gestes ne débordent en rien le mouvement qu’ils tracent, que le regard s’établisse sans s’écarter en rien des objets, que la voix soit exacte dans sa convenance aux paroles. Pour chacun, être juste ce qu’il est sans tenter de séduire, sans se faire valoir, sans non plus se mettre en dessous de sa valeur, sans se questionner sur son effet sur l’autre, sans bien sûr vouloir se conformer à son désir, Pas de comédie, pas de tragédie, le seul plain-chant.

Le troisième exercice, conséquence des deux premiers, nous emporte dans le jeu des correspondances. Il s’agit non pas d’être d’accord, mais d’être en accord. Être d’accord, c’est viser à un équilibre entre des forces contraires, imposer silence aux excès et rechercher un consensus grâce à des compromis. Être en accord, c’est se fondre dans les échos qui se répondent, c’est faire avec tout et rien de la beauté et de l’harmonie, c’est renoncer à la définition de ce qu’il faut faire et du comment agir au profit d’une unité sans cesse délaissée et retrouvée, c’est apprendre à s’amuser et à danser avec les personnes et les événements. Il n’est pas question de s’adapter vaille que vaille aux modifications incessantes, ce qui supposerait un perpétuel effort de rectification. Partager plutôt le mouvement même des choses et des êtres, y trouver la singularité à force de s’y perdre, ne pas forger sa place, mais attendre qu’elle se forme et qu’elle nous soit octroyée.

En effectuant l’unité de l’esprit et du Corps, en portant les gestes à leur plus grande justesse, en laissant l’accord se répandre, ces exercices décrivent une sorte d’art de vivre ou une manière d’être au monde qui se situe au-delà ou en deçà des dogmes et des règles. Comme l’oracle de Delphes qui « ne parle ni ne cache, mais fait des signes », elle n’est que dans les actes où elle s’incarne. Elle se place au-delà de la religion parce qu’elle porte en elle tous les liens, elle est en deçà parce qu’elle ne se prévaut d’aucune autorité. Elle est au-delà de la morale parce que, comprenant tout, elle ne laisse sa chance à aucune échappatoire et aucun effet pervers, elle est en deçà parce qu’elle ne peut être fixée par une formulation adéquate. Non pas une nouvelle religion qui affronterait les religions ou une morale qui abolirait les morales, mais une manière de vivre qui les engloberait, qui serait là où le sens est donné avec la force. Une tonalité qui fonde parce qu’elle enveloppe, qui me dépasse et se trouve pourtant à ma portée, ou encore qui ne me fait pas peur et ne m’impressionne pas, mais qui m’invite.

Faut-il à cette évocation en appeler à la mystique ou à la magie, à la mystique comme s’il s’agissait d’atteindre les confins du monde, à la magie parce que là seraient la puissance et le pouvoir ? Ces mots de mystique, d’occulte ou de magie ne seront jetés en injures que pour discréditer l’entreprise ou pour la fustiger comme un retour subreptice au religieux. Pourtant ce style de vie ne peut être séparé comme une entité distincte, il n’apparaît jamais comme tel, il n’est que mêlé aux petites choses, ces choses infimes qui livrent seulement par lui un goût et un grain qui ne pouvaient être soupçonnés par la plainte et l’arrogance.

Sans doute les inspirés de l’art ou de la poésie savent immédiatement de quoi il est ici parlé, ou les sculpteurs qui façonnent les formes et l’espace. Pour nous qui ne sommes ni artistes, ni poètes, ni sculpteurs, pour nous qui ne sortons rien de nos pineaux, de nos plumes ou de nos ciseaux, il suffit de savoir patienter, de s’installer dans une attente dépouillée qui ressemble au désespoir. C’est le vide lui-même de nos existences qui appelle le souffle qui va les mouvoir. Il n’y a rien d’invisible, de secret ou de caché, il y a seulement le creux de ce qui se touche, de ce qui se sent et de ce qui se voit, et qui met tout en partage de proche en proche : l’empiétement des choses et des êtres les uns sur les autres qui les rend à l’unité d’une caresse.

Depuis plusieurs millénaires les Chinois appellent cela le Tao, force qui meut l’univers, mais qui ne peut en être distinguée. C’est un ordre qui anime et qui n’est nullement autre que ce qui l’anime, même s’il se divise en êtres multiples, ou encore une transcendance qui s’identifie à l’immanence, un au-delà qui ne dépasse en rien l’en deçà. Pour être investi de cette force et de cet ordre, il suffit d’être en phase avec lui, d’entrer dans son mouvement et son animation. C’est lorsque le Tao s’étiole parmi les humains qu’ils doivent recourir à des expédients, les plus vénérables idéaux ou la rigueur éthique : « La Grande Voie périclita, alors régnèrent Bienveillance et Justice… Les pays sont-ils dans l’anarchie, on ne voit plus que ministres fidèles. » Parce que l’on n’est plus en accord avec l’énergie qui parcourt l’univers et l’humanité avec lui, on invente des règles pour la mimer et s’en protéger. Nos certitudes, nos préceptes, nos normes et nos principes font obstacle à la circulation généralisée des choses et des êtres. S’en détourner, c’est redonner leur chance aux liens premiers qui ne trompent pas : « Rompez avec la Sagesse, renvoyez le Savoir, le peuple s’en portera cent fois mieux, rompez avec la Bienveillance, renvoyez la Justice, le peuple retrouvera piété filiale et amour paternel. » Utopie, pensera-t-on, ou simple évidence qui serait capable de remodeler nos existences.

Bien que plusieurs des textes qui suivent aient été écrits pour accéder à une demande, tous sont mus par une seule question lancinante : que faire et comment faire pour qu’une existence soit modifiée, de quelle modification peut-il s’agir, qu’est-ce qui se trouve à son principe, qu’est-elle en droit d’exiger de la part du thérapeute et de la part du patient ? Les réponses apparaissent toujours limitées, partielles, insuffisantes, parce que la spécificité de l’humain nous échappe, tant sa richesse est infinie. Elles devront donc étre reprises sans cesse sous des angles divers. Le dessein de ce livre pourrait se résumer en trois temps : d’abord se débarrasser du narcissisme dans la pratique et de la psychologie dans la théorie, ensuite creuser le vide par le jeu et par l’attente, enfin participer à histoire de la vie et aux rites on elle s’incarne dans le quotidien.

Lou Mas del Aire, juillet 1999.

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