Désobéissance Civile

Désobéissance Civile

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ANV n° 142 Éloge de la désobéissance civile (Alternatives Non-Violentes)

Ce numéro 142 d’ANV explore les fondements philosophiques et politiques de la désobéissance civile, retrace l’histoire de cette notion, rend compte des étapes inhérentes à ce type d’action non-violente, et analyse les actions actuelles de désobéissance civile

Les désobéisseurs au service du droit

• Comment John Rawls justifie-t-il la désobéissance civile ?
• La désobéissance civile, une radicalité constructive.
• Stratégie non-violente de la désobéissance civile.
• Désobéissance civique ou désobéissance civile ?
• Comment l’avocat François Roux considère-t-il la désobéissance civile ?
• Faucheurs volontaires et désobéissance civile.
• Regards croisés sur le Réseau Éducation Sans Frontière.
• Sept déboulonneurs de pub plaident la désobéissance civile.
• Bibliographie sur la désobéissance civile.

Avec Anna MASSINA, Jean-Marie MULLER, Bernard QUELQUEJEU, Alain REFALO, François ROUX, Nathalie TENENBAUM, François VAILLANT..

Éditorial

ANV n’a publié aucun dossier sur la désobéissance civile depuis 1998 ! Toute l’équipe de la revue rêvait depuis longtemps de considérer à nouveaux frais cette notion. Le terme « désobéisseur » est volontairement choisi dans ce numéro par plusieurs auteurs. Un article est consacré à l’emploi de ce terme que nous préférons en fin de compte au mot « désobéissant ». De même, tout en respectant ceux qui disent « désobéissance civique », nous préférons parler de « désobéissance civile ». Un autre article s’en explique. Des détails, direz-vous peut-être ? Pas si sûr, tant nous vivons une époque où les actions de désobéissance civile se multiplient et tant le choix des mots importe toujours pour exprimer au mieux le fond de sa pensée.

L’expression « désobéissance civile » est apparue pour la première fois en 1866, comme titre de l’œuvre posthume de Henry David Thoreau, auteur américain du XIX° siècle. Son écrit a inspiré Tolstoï, Gandhi et King, puis des organisations non-violentes dans le monde entier.

Trois aspects préliminaires s’imposent :

* Un acte de désobéissance civile manifeste une transgression à une loi lorsque celle-ci est estimée injuste, avec en toile de fond le débat entre le « légitime » et le « légal ». Ainsi, loin de contester la démocratie, la désobéissance civile vise à la défendre en la protégeant contre ses propres dysfonctionnements moraux et politiques.
* S’il est vrai que les Faucheurs Volontaires, les Déboulonneurs de pub, le Réseau éducation sans frontières, les Enfants de Don Quichotte… ont mis récemment au goût du jour la notion de désobéissance civile, il n’en demeure pas moins qu’ « aux États-Unis le débat sur la désobéissance civile se poursuit avec une intensité supérieure à celle que nous connaissons en France actuellement : des dizaines d’écrits sont produits chaque année dans la presse spécialisée », comme le note Chloé Di Cintio dans un travail inédit sur John Rawls.
* Pour Gandhi, King et le philosophe John Rawls, la désobéissance civile n’existe, à proprement parler, qu’en relation directe avec la non-violence. Or nous pouvons constater, dans notre pays, que plusieurs de nos concitoyens pratiquent la désobéissance civile sans faire le choix explicite de la non-violence. Mais nous pouvons constater que leur expérience est alors souvent pour eux l’occasion de découvrir et d’approfondir la logique de l’action non-violente, alors, avant de s’intéresser ainsi à toute la pertinence de la désobéissance civile, le simple mot « non-violence » leur donnait parfois de l’urticaire. Les temps changent !

Ce numéro explore les fondements philosophiques de la désobéissance civile, retrace l’histoire de cette notion, rend compte des étapes inhérentes à ce type d’action, présente des luttes passées et actuelles de désobéissance civile. Je vous en souhaite une savoureuse lecture.

François Vaillant

"La désobéissance civile, une radicalité constructive" (Extrait)

Par Alain Refalo, président du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées www.non-violence-mp.org

La désobéissance civile est un concept moderne, malgré le fait de sa déjà longue histoire à travers les siècles depuis Antigone. Les débats qui entourent de nos jours cette notion sont souvent vifs et passionnés. Aussi cet article propose d’utiles repères historiques, prolongés d’éléments de définition, pour clarifier cette politique d’action, aussi radicale que profondément constructive.

1) L’apparition du terme « désobéissance civile »

L’expression désobéissance civile (civil disobedience en anglais) apparaît pour la première fois en 1866 dans un recueil des œuvres complètes de l’écrivain américain Henry David Thoreau, publié quatre ans après sa mort. Thoreau avait passé une nuit en prison en 1846 pour avoir refusé de payer l’impôt afin de ne pas cautionner l’esclavage des Noirs et la guerre contre le Mexique. Il avait expliqué son geste dans une conférence donnée en 1848 au Lyceum de Concord sur Les droits et les devoirs de l’individu face au gouvernement.

Thoreau explique qu’il ne suffit pas de condamner par la parole les injustices, de voter une fois par an même dans le sens de la justice ou de vouloir amender la loi injuste pour l’améliorer. Il affirme qu’il ne faut pas être soi-même complice de l’injustice que l’on dénonce. En payant l’impôt qui sert à financer la politique de l’esclavage et la guerre, le citoyen américain participe directement à l’injustice. Thoreau montre que la responsabilité du citoyen est engagée lorsqu’il obéit à la loi injuste. D’où sa célèbre formule : « Si la machine gouvernementale veut faire de nous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine. Il faut que je veille, en tout cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne[1] ». Par ces mots, Thoreau fonde le devoir de désobéissance de l’individu face à l’État lorsque celui-ci institutionnalise l’injustice. Cet acte d’insoumission, selon Thoreau, est d’abord, mais pas exclusivement, une démarche personnelle qui permet de rester en accord avec sa conscience.

Le texte de sa conférence qui avait d’abord été publié dans une revue marginale, est édité après la mort de Thoreau sous le titre Du devoir de désobéissance civile (On the duty of civil disobedience). La responsabilité du titre revient à l’éditeur qui aurait trouvé l’expression « désobéissance civile » dans la correspondance de Thoreau. Ce texte passe complètement inaperçu à l’époque et il faudra attendre plusieurs décennies pour qu’il sorte de l’ombre grâce notamment à l’écrivain russe Léon Tolstoï, à la fin du 19ème siècle, et à la lutte de Gandhi en Afrique du Sud, à partir de 1906. Il connaîtra ensuite un destin tout à fait remarquable dans l’histoire des luttes non-violentes[2].

2) Son expression historique

L’histoire « moderne » de la désobéissance civile commence réellement le 11 septembre 1906. Que se passe-t-il ce jour là ? Mohandas K. Gandhi, jeune avocat indien formé en Angleterre, défend les droits de la minorité indienne en Afrique du Sud. Le gouvernement vient de promulguer un projet d’ordonnance pour lutter contre l’immigration asiatique illégale, obligeant tous les Indiens à se faire inscrire auprès des autorités et à laisser leurs empreintes digitales sous peine d’amende, de prison ou de déportation. Le 11 septembre 1906, Gandhi organise un important meeting au théâtre impérial de Johannesburg au cours duquel il fait prêter serment aux trois mille participants de ne jamais se soumettre à cette « loi noire », qualifiée de « loi scélérate ». C’est le « serment du jeu de paume » de la désobéissance civile ! Cet engagement d’insoumission marque le début d’une campagne d’action qui ira en s’intensifiant, notamment quand la loi sera promulguée. Précisons qu’en ce temps-là, Gandhi n’employait pas encore le terme de « désobéissance civile ». Insatisfait par l’expression « résistance passive » d’origine anglaise qu’il employait alors, mais qu’il jugeait confuse il forgera un nouveau mot en langue sanskrite : le satyagraha (l’attachement à la vérité). Gandhi le présentait comme un mouvement qui dit non à l’injustice, avec fermeté, publiquement, sans violence et en acceptant les conséquences judiciaires de ses actes. Le satyagraha, c’est l’une des toutes premières expressions politiques de la désobéissance civile dans l’histoire des luttes pour les droits de l’homme.

Il y a donc un avant, et un après 11 septembre 1906, car à partir de cette date, et notamment du combat pour l’indépendance que Gandhi a mené pendant plusieurs décennies en Inde, nous entrons véritablement dans l’histoire « moderne » de la désobéissance civile, en tant qu’action collective, action non-violente et action de contrainte pour lutter contre une injustice caractérisée et promouvoir de nouveaux droits. Gandhi va apporter ses lettres de noblesse à la désobéissance civile par l’organisation d’actions massives de non-collaboration avec les lois et les institutions qui servent l’injustice coloniale. La philosophie de cette démarche politique et stratégique est de combattre l’injustice au cœur en faisant en sorte que la machine de l’injustice ne puisse plus fonctionner par la mobilisation du plus grand nombre dans la désobéissance civile non-violente.

3) Naissance du débat public

Le débat public sur la notion de « désobéissance civile » a commencé aux États-Unis dans les années soixante avec le combat de Martin Luther King contre la ségrégation raciale. Luther King avait d’ailleurs été profondément influencé par le texte de Thoreau et le combat de Gandhi. Il se considérait lui-même comme l’héritier d’une « tradition de contestation créatrice ». Le leader de la lutte pour les droits civiques montre que la désobéissance civile devient légitime à partir du moment où les citoyens sont confrontés à la loi injuste. Celle-ci est une étape cruciale dans la stratégie de l’action non-violente. Il s’agit de l’arme ultime qui intervient lorsque l’on a épuisé tous les moyens légaux de lutte. Mais selon King, elle doit se faire au grand jour, de manière publique et en acceptant la sanction judiciaire.

Cette lutte historique va réellement exposer l’expression « désobéissance civile » sur la place publique. Toute la problématique à la fois philosophique, politique et juridique de la désobéissance civile dans une démocratie, en l’occurrence la démocratie américaine, est désormais discutée et fait l’objet de nombreux écrits et débats. La pensée philosophique et politique va particulièrement s’interroger sur la légitimité du recours à la désobéissance civile dans une société démocratique où d’autres moyens d’expression et de lutte sont possibles. A partir des années soixante aux États-Unis, puis dans les années soixante-dix au moment de la lutte contre la guerre du Vietnam, plusieurs auteurs comme Hannah Arendt, John Rawls, Ronald Dworkin vont tenter de préciser les contours de cette notion de désobéissance civile.

4) Les principes de la désobéissance civile

Multiples sont les définitions de la désobéissance civile. Il nous semble possible de la cerner à travers sept principes essentiels qui lui donnent la cohérence éthique et la force politique nécessaires pour être légitime et efficace dans une société démocratique.

1. Une action collective. La désobéissance se distingue de l’objection de conscience, démarche individuelle, morale, mais qui n’a pas le pouvoir de contrainte. Paradoxalement, Thoreau, le précurseur de la désobéissance civile ne se situait pas sur le terrain politique où l’action collective doit s’exprimer pour tenter de faire changer les lois injustes. L’expression désobéissance civile s’applique à ceux qui agissent de façon organisée, concertée, pour « défier l’autorité établie », selon l’expression d’Hannah Arendt, et s’opposer à une politique gouvernementale qui viole les droits fondamentaux de l’homme. Cette action collective peut réunir des citoyens qui ne partagent pas forcément les mêmes convictions, mais qui sont unis sur un objectif précis et une méthode d’action.

2. Une action publique. A la différence de la désobéissance criminelle, la désobéissance civile se fait au grand jour, à visage découvert. Dans tous les cas, elle est assumée et revendiquée de façon à ce qu’elle ait le plus grand retentissement possible. C’est une action « publicitaire », une action de communication publique. C’est précisément son caractère public qui lui donne sa dimension politique. La publicité donnée à l’action permet de mettre en valeur les principes éthiques qui motivent ceux qui enfreignent la loi, non pas pour eux-mêmes, mais pour défendre une cause supérieure à leurs propres intérêts.

3. Une action non-violente. La civilité de la désobéissance s’exprime par des moyens non-violents. La violence est aussi une forme de désobéissance, de transgression. C’est pourquoi l’État sera toujours tenté de « criminaliser » la désobéissance civile, de la faire passer pour une action délinquante et violente. Le meilleur des antidotes à cette volonté qui dénigre et discrédite la désobéissance civile est de rester ferme, à la fois sur les moyens non-violents utilisés et sur discours de la non-violence. Il s’agit là d’un choix éthique autant que politique. « La désobéissance est civile, écrit Jean-Marie Muller, en ce sens qu’elle n’est pas criminelle, c’est-à-dire qu’elle respecte les principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de désobéir. Elle est civile en ce sens qu’elle n’est pas violente[3] ».

4. Une action de contrainte. Ce n’est pas une action de « témoignage », c’est-à-dire une action pour affirmer seulement des convictions, sans se soucier de ses conséquences. C’est une action qui vise à l’efficacité politique, c’est-à-dire à tarir la source du pouvoir de l’adversaire. Il s’agit d’agir de façon à contraindre l’Etat à modifier la loi, à la changer ou à l’abolir. La stratégie de la désobéissance civile doit se donner les moyens d’exercer une force de contrainte non-violente qui oblige l’Etat à céder aux revendications du mouvement.

5. Une action qui s’inscrit dans la durée. De nombreuses luttes non-violentes qui ont mis en œuvre la désobéissance civile ont tenu dans la durée. L’emblématique lutte du Larzac a duré dix ans. Le pouvoir ne cède pas si facilement ! Mais c’est le choix de la non-violence qui permet de tenir, de rester ferme et uni, et finalement d’exercer une plus forte contrainte sur l’adversaire. Plus l’action est dure, plus le pouvoir est enfermé dans un dilemme : laisser s’installer l’illégalité et perdre son pouvoir, ou bien exercer une répression grandissante sur les désobéisseurs, laquelle risque ensuite de se retourner contre lui.

6. Une action qui assume les risques de la sanction. Ceux qui enfreignent la loi, parce qu’ils sont aussi des démocrates, acceptent d’affronter les conséquences judiciaires de leurs actes. Les procès peuvent être utilisés comme des tribunes pour la cause défendue. Mais ne pas se dérober à la justice ne signifie pas forcément d’accepter la sanction finale... C’est le contexte politique qui détermine généralement l’attitude la plus opportune pour la suite de la lutte. Accepter la sanction comme Gandhi le fit lors de son premier procès en Afrique du Sud en demandant à ses juges la peine la plus lourde peut être une tactique pour marquer les esprits et sensibiliser l’opinion publique à l’injustice. Mais la bataille judiciaire peut aussi mettre en valeur le caractère citoyen de l’acte commis, sa visée anticipatrice d’une nouvelle législation à venir ; dans ce cas, la sanction devient moins acceptable. Mais dans tous les cas de figure, ceux qui enfreignent la loi ne se dérobent pas de leurs responsabilités et les assument jusque devant la justice.

En 1930, au terme de la Marche du sel, Gandhi fut emprisonné pour son acte de désobéissance civile.

Plusieurs dizaines de milliers d’Indiens sont alors venus aux portes des prisons demandant à y être incarcérés tant que Gandhi continuerait à l’être. Le gouvernement anglais finit par céder. Gandhi fut libéré puis une première ébauche de négociation eut lieu à Londres pour débattre la question de l’Indépendance de l’Inde - voir notamment :Jean-Marie Muller, Gandhi l’insurgé : l’épopée de la marche du sel, Paris, Albin Michel, 1997.

7. Une action constructive. Pour Gandhi, ce principe était central. La désobéissance civile est une action qui s’oppose, mais qui aussi propose. Contre l’injustice de la loi, elle défend de nouveaux droits. Elle n’est pas seulement une force de contestation et de résistance, elle est aussi une force constructive au service d’un projet de société. Durant la lutte du Larzac, l’action de refus partiel de l’impôt était combinée avec une action de redistribution de l’argent soustrait à l’État pour valoriser les terres agricoles. Ainsi, les citoyens exercent un vrai pouvoir lorsqu’ils affirment leur capacité à construire des alternatives aux lois sociales injustes. Plus que jamais, le « programme constructif » est l’alter ego de l’action de non-collaboration. Il montre que l’alternative est possible et qu’elle commence dès le temps de la lutte.

Selon ces sept principes, la désobéissance civile s’affirme comme un outil de lutte démocratique qui permet de concilier l’exigence éthique avec la radicalité de l’action. Elle est un puissant moteur de construction du droit par les citoyens. La transgression de la loi injuste n’est pas un déni du droit, mais l’affirmation citoyenne d’un grand respect pour le droit. La désobéissance civile, paradoxalement, apparaît donc comme un temps privilégié de renforcement de la démocratie. La vitalité démocratique d’une société pourrait même se mesurer à la capacité des citoyens à enfreindre la loi dans certaines circonstances, c’est-à-dire à prendre des risques personnels et collectifs pour défendre des causes essentielles. Les lois ne sont jamais figées, elles sont en constante évolution, comme le constate François Roux, l’avocat des Faucheurs volontaires et des Déboulonneurs de pub, lorsqu’il écrit : « Tout le droit s’est construit parce que des gens ont résisté, ont désobéi à un droit qui était devenu injuste. La société se donne des règles et il inadmissible d’imaginer que ces règles soient intangibles. Le monde est en mouvement[4] ». La désobéissance civile, en tant que « radicalité constructive » bien comprise, ne s’oppose pas à la démocratie, mais vise à la renforcer en structurant efficacement les nécessaires contre-pouvoirs citoyens.

Cependant, la désobéissance civile n’est pas une fin en soi. On n’est pas « désobéisseurs » par nature, par vocation ou par habitude... On l’est par nécessité ou par choix politique dans une situation donnée. Il importe de tenir que la désobéissance civile, en démocratie, doit garder son caractère exceptionnel, tant du point de vue des raisons qui la légitiment que du temps politique durant lequel elle est mise en œuvre. La multiplication désordonnée d’actes ou de campagnes de désobéissance civile (ou apparenté), plus ou moins organisés, pourrait, comme toute bonne chose dont on abuse, se retourner contre elle et ceux qui l’utilisent. Le débat doit être permanent durant la lutte au sein des organisations sur ce point. Dans une société démocratique, la désobéissance civile doit rester l’acte ultime, l’arme « lourde » de la stratégie de l’action non-violente, mise en œuvre une fois que tous les moyens légaux ont été tentés. C’est pourquoi le débat, la confrontation des opinions, des projets, doit demeurer l’exigence majeure dans une démocratie. Cela dépend certes du pouvoir et de sa capacité à écouter, à entendre et à décider en concertation avec les acteurs de terrain. Mais il incombe à ces derniers de maintenir, intacte et permanente, une volonté de dialogue constructif, combinée à une forte détermination pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile lorsque les canaux de la démocratie demeurent obstinément obstrués. À ce moment-là, la légitimité de la désobéissance civile s’impose, en conscience et en acte.

Désobéissance civile ou civique ?

Par Alain Refalo, président du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées www.non-violence-mp.org

Existe-t-il, oui on non, une ou plusieurs différences sémantiques entre « désobéissance civile » et « désobéissance civique » ? Le débat a tendance à susciter de plus en plus d’échos. Il n’est pas qu’académique tant il est vrai qu’il est relatif à la logique même de la non-violence.

Depuis la publication de l’ouvrage de José Bové et Gilles Luneau Pour la désobéissance civique (La Découverte, 2004), le débat sur la traduction de l’expression anglaise civil disobedience et sur la meilleure façon de dénommer la désobéissance non-violente aux lois injustes a été relancé. Ainsi, plusieurs articles récents parus dans Le Monde Diplomatique et dans Politis notamment, ont préféré utiliser l’expression « désobéissance civique » à celle de « désobéissance civile ».

Toutes les traductions françaises de l’expression civil disobedience ont jusqu’à maintenant privilégié le terme de « désobéissance civile ». Dans les écrits de Thoreau, Gandhi et Martin Luther King, tout comme dans les ouvrages d’Hannah Arendt et de John Rawls, le lecteur français ne trouvera pas l’expression « désobéissance civique ». La définition donnée par Gandhi qui insistait sur la civilité (la non-violence) de la désobéissance s’imposait et permettait de la différencier de la désobéissance « criminelle ». Durant la lutte du Larzac, les campagnes de refus-redistribution de l’impôt et de renvois de papiers militaires étaient bien qualifiées de « désobéissance civile ».

Toute considération sémantique appelle une question : peut-on totalement occulter l’histoire d’un concept et son usage courant pour dénommer un combat non-violent contre les injustices qui a recours à des actions illégales, mais légitimes ? C’est ainsi que la « désobéissance civile », dans notre langue, a toujours été considérée comme une démarche collective et politique, à la différence de « l’objection de conscience » qui est assurément une démarche individuelle de refus qui n’a pas vocation à créer un rapport de force, mais à permettre à l’individu de poser un acte par lequel il reste en accord avec sa conscience. Hannah Arendt et John Rawls ont écrit des pages lumineuses et définitives pour définir et distinguer ces deux concepts.

L’origine de l’expression « désobéissance civile » apporte une difficulté supplémentaire à cette réflexion. En effet, Henry David Thoreau est généralement considéré comme le « père » de la désobéissance civile. Or, il se situait personnellement dans une démarche de refus individuel pour ne

pas être complice du mal qu’il condamnait. Il a refusé de payer ses impôts pour ne pas cautionner l’esclavage et la guerre, mais il ne participait à aucun mouvement collectif organisé. La démarche de Thoreau se situe davantage dans le registre de l’objection de conscience. Ceux qui aujourd’hui défendent l’expression « désobéissance civique » y trouvent argument pour affirmer que la « désobéissance civile » est une démarche individuelle… Cependant, dans son célèbre texte édité après sa mort sous le titre Du devoir de désobéissance civile, (le titre de la conférence de Thoreau était en réalité « les droits et les devoirs de l’individu vis-à-vis du gouvernement »), il propose des ouvertures vers une action collective susceptible de faire pression sur l’État. « Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité, affirme Henry David Thoreau ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’Etat n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’homme devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’Etat de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible.[5] ». Thoreau a de toute évidence l’intuition de la force organisée par le nombre.

Il apparaît cependant que l’expression « désobéissance civique » est de plus en plus utilisée aujourd’hui par certains acteurs qui veulent s’affranchir de l’exigence de non-violence. Ce n’était pas l’intention de José Bové et Gilles Luneau. Mais leur volonté de raccrocher la notion de « désobéissance civique », et donc « citoyenne », au droit de « résistance à l’oppression » permet toutes les ambiguïtés conceptuelles et toutes les diversités tactiques quant au choix des moyens de lutte. Les auteurs ont oublié, selon nous, trois points essentiels : La résistance à l’oppression est un droit reconnu par la Constitution, ce que n’est pas encore la désobéissance civique. De plus, c’est un droit qui peut légitimer le recours à la violence face à l’oppression subie. Enfin, la désobéissance civique ne peut être systématiquement considérée comme « une forme de résistance à l’oppression » lorsque l’action se situe dans le cadre d’un État démocratique.

Dans l’ouvrage Pour la désobéissance civique, les auteurs affirment que « le civisme inclut la civilité et non pas l’inverse ». Selon eux, dans notre culture politique, le civisme est identifié au « respect de l’individu ». Mais une désobéissance « civique », au nom de la cause citoyenne, peut très bien finir par légitimer le recours à la violence ! La magistrate Évelyne Sire-Marin, par ailleurs membre de la Fondation Copernic et du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme, explique dans Politis (7 septembre 2006, n° 916) qu’elle préfère l’expression « désobéissance citoyenne » (plutôt que « désobéissance civique ») ou « résistance citoyenne » qui lui « semble plus proche de l’histoire récente de la contestation en France ». Et elle en vient à affirmer, sans se contredire, que « dans des circonstances exceptionnelles, la désobéissance citoyenne peut conduire à des actions non pacifistes ». Toute l’ambiguïté de l’expression « désobéissance civique » est là.

L’avantage d’utiliser l’expression « désobéissance civile » aujourd’hui, outre qu’elle se situe dans la continuité historique des luttes non-violentes, est justement de mettre l’accent sur le caractère civil et non-violent de l’action collective qui est forcément une action citoyenne… Une lutte collective qui aurait recours à des moyens « non-violents », voire à des actions illégales, mais qui défendraient des objectifs incompatibles avec la justice et les lois de l’humanité, ne pourrait être qualifiée de « désobéissance civile », ni de « désobéissance civique » d’ailleurs. L’expression « désobéissance civique non-violente » pourrait être un compromis, mais très rapidement, par facilité, on en reviendrait à l’expression « désobéissance civique » avec toutes les inévitables confusions que génère cette expression.

Le nouveau Dictionnaire Larousse 2007 a peut-être tranché ce débat sur la dénomination qu’il convient de privilégier. Il vient en effet d’intégrer l’expression « désobéissance civile » à l’article « désobéissance ». Il ne s’agit donc plus seulement de la réunion opportune d’un nom et d’un adjectif (comme « désobéissance civique »), mais d’un concept à part entière, tout comme celui de « non-violence » (qui n’est pas seulement le refus de la violence…). La définition du Larousse[6], il est vrai, n’est pas totalement satisfaisante... Nous en resterons donc à celle édifiée à partir de l’usage courant tant dans les textes de la philosophie politique que dans les luttes collectives non-violentes et dont la mémoire collective se souvient.

En quel sens la désobéissance est-elle civile ? (Encadré)

Par Jean-Marie MULLER

« La racine étymologique du mot civil est le terme latin civilis qui lui-même provient de civis, citoyen. Le premier sens de la désobéissance civile est donc qu’elle est une désobéissance citoyenne. Mais le terme civilis signifie plus que cela. (…)

Civilis s’oppose à criminalis. Ainsi la désobéissance est civile en ce sens qu’elle n’est pas criminelle, c’est-à-dire qu’elle respecte les principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de désobéir. Elle est civile en ce sens qu’elle n’est pas violente. (…) La violence est une désobéissance criminelle dès lors qu’elle enfreint les règles de la civilité. (…)

Certains, voulant souligner le caractère citoyen de la désobéissance à une loi injuste, préfèrent l’expression « désobéissance civique ». Cependant, cette expression a l’inconvénient de faire passer au second plan le caractère « civil », c’est-à-dire non-violent que doit garder l’action de désobéissance pour rester…civique. C’est pourquoi, l’expression « désobéissance civile » semble préférable. Elle dit plus et elle dit mieux en mettant en valeur que ce qui donne tout son sens à la citoyenneté, c’est la civilité. La citoyenneté est un statut, la civilité une vertu. Elle est précisément la vertu du citoyen. (…) »

Extrait du Dictionnaire de la non-violence de Jean-Marie Muller, Gordes, Relié Poche, 2005, pp.104-105.

[1] Thoreau, La désobéissance civile, Castelnau-le-lez, Ed. Climats, 1992, p. 61-62.

[2] Henri David Thoreau, précurseur de la désobéissance civile, coll. Culture de non-violence, 2006.

[3] Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Éd. du Relié Poche, 2005, p. 104.

[4] Midi Libre, 8 juillet 2003.

[5] Henry David Thoreau, La désobéissance civile, Castelnau Le Lez, Ed. Climats, 1992, p. 66-67.

[6] La définition du Petit Larousse illustré : La désobéissance civile est une action militante, généralement pacifique, consistant à ne pas se soumettre à une loi pour des motifs politiques ou idéologiques. (p. 356)







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